En périphérie des métropoles, des centaines de cinémas programment et font vivre des films Art et Essai. Cet été, nous allons à la rencontre de celles et ceux qui les animent, pour évoquer les spécificités et enjeux de quelques-uns de ces établissements. Sixième et dernier invité : Philippe Germain, directeur général de Ciclic (l’agence régionale du Centre-Val de Loire pour le livre, l’image et la culture numérique), qui exploite trois camions-cinéma baptisés Cinémobiles (un écran chacun, de 80 à 100 fauteuils selon les véhicules) circulant à travers quarante-six communes de la région Centre-Val de Loire.
Comment programme-t-on un cinéma itinérant classé Art et Essai comme le Cinémobile ?
Le processus ne diffère pas tellement de celle d’une salle classique : un comité repère des films et les choisit, en essayant de mélanger des films populaires et d’autres plus exigeants. La spécificité de ce travail de programmation, c’est son aspect participatif : nous travaillons avec un réseau de correspondants, qui nous accompagnent tout au long de l’année pour faire un travail local d’animation, de sensibilisation et de programmation. Cela permet d’enraciner davantage le Cinémobile sur les territoires, car ces correspondants peuvent nous faire remonter des demandes spécifiques de films ou d’animations autour de certains sujets. Je pense notamment aux questions liées à l’agriculture, à la crise climatique, ou encore à l’histoire de localités, qui résonnent particulièrement avec le quotidien de ses spectateurs.
Les publics auxquels s’adressent le Cinémobile nécessitent-t-ils davantage d’accompagnement qu’ailleurs ?
Il est bien plus facile pour un cinéma itinérant d’aller « à la rencontre » des publics, mais il y a certainement plus d’obstacles que dans certaines régions plus pourvues en établissements cinématographiques. Exemplairement, la difficulté avec les 15 – 25 ans, qui existe partout en France, est encore plus prononcée en ruralité, car la majorité des plus jeunes partent pour les grandes villes. Nous essayons de nous ouvrir encore davantage au public jeune, notamment par la mise en place prochaine d’un dispositif d’ambassadeurs grâce auquel les jeunes pourront travailler directement à la programmation, en proposant des films qu’ils ont envie de défendre. L’aspect itinérant nous permet aussi d’amener le cinéma au plus proche d’autres publics, comme les résidents des EHPAD. Nous sommes également en train de développer des liens avec des structures sociales associatives comme Les Restos du Cœur ou Le Secours Catholique. Pour donner un exemple concret, nous sommes en train de mettre en place un principe de « places suspendues » : des habitants ou des structures sociales achètent un certain nombre de places, qui sont ensuite distribuées à des personnes qui n’ont pas les moyens d’en acheter une.
Quels liens le public entretient-il avec le Cinémobile ? Constatez-vous une part de spectateurs occasionnels plus importante que celle de salles de cinéma classiques ?
Les spectateurs réguliers ont un lien affectif fort au Cinémobile, ce qui s’est vraiment ressenti pendant la crise du Covid. Dès que nous avons eu la possibilité d’ouvrir à nouveau, la baisse de la fréquentation a été bien moins importante que dans l’ensemble des salles de cinémas traditionnelles. Les gens étaient vraiment contents que l’on revienne. Dans la plupart des villes, nous sommes le seul service culturel. Là où nous avons observé une diminution, et cela rejoint votre question, c’est sur la part de spectateurs volants. Le travail que l’on doit faire aujourd’hui est vraiment en faveur de ce public qui, pendant la fermeture, a pris de nouvelles habitudes.
L’agence CICLIC œuvre à d’autres niveaux en faveur de la diffusion de l’image. Entretenez-vous des liens entre l’activité de soutien à la création audiovisuelle et l’activité régulière des Cinémobiles ?
Nous essayons de faire en sorte que les habitants de la région prennent conscience de cette autre partie de notre travail. Certains des films que nous avons soutenus, parfois tournés dans le coin, ont été primés dans plusieurs festivals internationaux. Si l’on aide un cinéaste ou un producteur, ce n’est pas pour mettre particulièrement la région en valeur, mais pour soutenir la liberté de création et entretenir une diversité. Cette diversité s’encourage aussi quand les artistes peuvent montrer leurs œuvres aux publics des territoires concernés. Nous organisons des masterclass avec des jeunes lycéens, des ateliers, des rencontres, des animations… Toujours dans l’idée de créer des passerelles entre le soutien à la création et la politique d’aménagement culturel du territoire que l’on mène avec le cinéma.
Au fil des quarante ans d’existence des Cinémobiles sur la région, le rapport aux (rares) établissements cinématographiques fixes a‑t-il évolué ?
Les choses ont certainement évolué dans le rapport qu’entretiennent les autres exploitants de la région avec le Cinémobile : s’ils nous voyaient auparavant comme des concurrents, ils ont compris que notre rôle était ailleurs, qu’il s’agissait d’une véritable mission de service public de la culture. Cette initiative ne pourrait de toute manière pas fonctionner sans le soutien de la région et de l’État : un seul camion coûte plus d’un million d’euros à fabriquer et évidemment, comme beaucoup de salles de cinémas, les recettes ne permettent pas d’assumer les coûts de fonctionnement.
Quant à savoir si le Cinémobile a eu une incidence sur la concentration en établissements fixes, un seul cas, bien particulier, me vient à l’esprit : dans l’une des villes de nos tournées, le Cinémobile fonctionnait tellement bien que la municipalité a décidé d’ouvrir une salle de cinéma. Il me semble que l’enjeu de ce maillage est ailleurs : comment donner envie à de jeunes exploitants de s’installer et de reprendre des salles qui fonctionnent aujourd’hui essentiellement grâce à des bénévoles ou des équipes vieillissantes ? Il est urgent de mener une réflexion à ce sujet avec l’ensemble des acteurs, publics et privés, pour ne pas laisser les déserts culturels progresser. Même si le Cinémobile est là pour y pallier, chaque fermeture de cinéma renforce davantage les plateformes ou les immenses complexes cinématographiques situés autour des grandes villes, qui obligent les gens à faire une demi-heure de voiture. Tant que les salles locales maintiennent leur activité, les villes et les villages continuent de lutter contre leur transformation en simples dortoirs.