En périphérie des métropoles, des centaines de cinémas programment et font vivre des films Art et Essai. Cet été, nous allons à la rencontre de celles et ceux qui les animent, pour évoquer les spécificités et enjeux de quelques-uns de ces établissements. Premier invité : Gregory Le Perff, responsable cinéma de Dieppe Scène Nationale (DSN) (1 écran, 578 fauteuils) à Dieppe (Seine-Maritime).
La programmation cinéma de DSN a‑t-elle toujours été aussi fournie, malgré le fait qu’il s’agisse d’un mono-écran ?
DSN a été inaugurée en 1982, mais notre proposition Art et Essai s’est vraiment renforcée dans les années 1990, en raison de la cinéphilie très pointue du programmateur de l’époque, ce qui nous a permis d’obtenir rapidement les trois labels du CNC [NDLR : Recherche et Découverte, Jeune Public, Patrimoine et Répertoire], puis le label Europa Cinemas. Ils traduisent notre ambition d’être un établissement de référence en la matière, malgré les contraintes que sont celles du mono-écran partagé avec le spectacle vivant. En tout cas, ce paramètre oblige à sortir d’une conception de la programmation, qu’elle soit commerciale ou Art et Essai, obnubilée par la sortie nationale, les chiffres du mercredi et les films porteurs. On ne peut pas procéder de la sorte ici, et c’est presque une chance ! Bien sûr, économiquement, il s’agit d’un inconvénient, mais en termes de créativité, c’est stimulant puisque cela m’oblige à sortir les films autrement que le font la plupart de mes collègues. Notre politique consiste à montrer beaucoup de propositions sur peu de séances, ce qui fait en moyenne cinq projections par film – nombre d’entre eux ne sont montrés qu’une fois. Notre moyenne annuelle, autour de trente mille spectateurs, me semble être assez honorable dans la mesure où Dieppe compte environ trente-cinq mille habitants.
DSN est la seule salle Art et Essai de la ville et de ses environs. Considères-tu cette exclusivité comme un avantage, ou comme une difficulté, pour fédérer un public moins habitué à un tel cinéma ?
Évidemment, c’est un peu les deux. Comme tu l’as dit, nous sommes nécessairement en position – c’est presque un gros mot – de monopole. Le nouveau cinéma privé, qui a racheté le fonds de commerce de l’ancien Rex, en centre-ville, pour ouvrir le Grand Forum (8 salles, 1319 fauteuils) juste à côté de nous, n’a pas un appétit, ni une connaissance très fine du cinéma Art et Essai. Il continue de faire ce que faisait le Rex, avec ses quatre salles de l’époque, c’est-à-dire à programmer du cinéma d’exploitation grand public, et très occasionnellement, quelques « petites » sorties. De fait, à Dieppe et aux alentours, les films d’auteur ne sortent que chez nous, ou alors ne sortent pas. C’est un inconvénient d’un point de vue de l’émulation sur le créneau bien particulier de l’Art et Essai, qui serait tout autre si nous avions un concurrent direct.
Cette position vous donne-t-elle un avantage par rapport aux distributeurs, dont les exigences peuvent être contraignantes ?
On a, en toute modestie, une sorte de position de force, puisqu’ils n’ont pas tellement le choix. Et pourtant, on sort les films sur un nombre de séances bien loin de ce qu’ils peuvent attendre d’un autre cinéma sur un territoire différent. Cela dit, il y a évidemment une quantité importante de films d’auteur qui ne sortent pas à Dieppe, simplement parce que nous n’avons pas la place pour les montrer.
Les synergies entre le spectacle vivant et le cinéma, à DSN, s’illustrent aussi par la programmation de films en séance unique, ce qui participe d’une véritable « événementialisation » de la séance de cinéma.
C’est typiquement ce qu’on essaie de faire, et je crois que c’est une bonne illustration de comment nous avons renversé un inconvénient en avantage. Une projection unique est en soi un événement. On y ajoute l’ouverture du bar, notamment lors des soirées « 2=1 », une formule inventée par mon prédécesseur, qui consiste en une soirée avec deux films pour le prix d’un, avec une interséance au cours de laquelle on ouvre le bar. La séance unique est vraiment inscrite dans l’ADN culturelle des Dieppois, non sans quelques aigreurs lorsque des spectateurs manquent les films qu’ils voulaient voir. Mais j’espère sincèrement qu’ils organisent leur vie autour de notre programme !
La configuration de DSN fait que tous les films que vous proposez sont projetés sur un même pied d’égalité. Des conditions d’ailleurs assez spectaculaires, dues à la taille de l’écran et de la salle, bien supérieures à la plupart des salles classiques de cinéma.
C’est effectivement assez luxueux de se retrouver, parfois, à dix pour voir un grand film d’auteur ou de patrimoine dans cette salle. Cela change des cinémas où certains films sont relégués dans des petites jauges. Si la grande salle est effectivement un peu surdimensionnée pour la plupart des séances de cinéma publiques, c’est par ailleurs un vrai atout pour les séances scolaires. Quand on fait les moyennes de fréquentation, on arrive à une moyenne autour de quarante entrées par film, ce qui est un bon résultat. L’autre avantage de la configuration de la salle, c’est que même lorsqu’il y a quinze ou vingt spectateurs, elle ne paraît pas vide. Sur un plan plus technique, tout l’équipement de projection et l’écran ont été refaits au moment du passage au numérique. On a fait la bascule assez tardivement, mais cela nous a permis d’opter pour un projecteur 4K que nous avons obtenu à un prix intéressant, et qui contribue à la qualité de projection.
Malgré cette manière d’envisager le mono-écran comme un atout, cette salle unique n’est-elle pas quelque peu restrictive ?
Un projet de rénovation est en cours, qui pourrait nous amener – et ce serait une bonne chose – à disposer d’une nouvelle salle de cent cinquante places, réservée au cinéma. Je milite pour qu’on puisse continuer parallèlement, si le projet se fait, à utiliser la grande salle. Naturellement, on y perdrait de l’occupation, mais on aurait, disons, une salle et demie. Ce qui implique de doubler la programmation, doubler l’équipement… Tout cela est en discussion.
Aurait-ce du sens d’envisager la même programmation sur trois ou quatre salles ?
En termes de proposition, effectivement, on pourrait toujours faire plus. Je suis immédiatement un peu gêné car cela induit l’idée de ne pas faire de choix. Si on peut tout faire, tant mieux, faisons tout. Mais quel est le sens de la ligne éditoriale ? Pour en avoir discuté avec certains collègues, on est beaucoup à s’entendre pour dire qu’il est assez idéal d’être dans un schéma avec deux ou trois salles, mais qu’au-delà, on risque de perdre le contrôle. Il faudrait voir aussi les résultats de nos collègues du Grand Forum, avec leurs huit salles. Ils n’ont pas eu de chance d’ouvrir au moment du Covid, il faut bien le reconnaître. Mais quelle est la réponse du public ? Ils sont passés d’un modèle de quatre écrans, qui fonctionnaient très bien, à huit, dans une véritable configuration de multiplexe. Est-ce vraiment à la hauteur des investissements et des attentes ? Je n’en suis pas convaincu.
Le statut de Scène Nationale vous confère-t-il une position privilégiée, facilitant l’accueil de rencontres, la venue des équipes de film, l’organisation d’événements importants ?
Plus que ce statut, ce qui est vraiment déterminant, c’est le dynamisme du territoire. J’aurais plutôt tendance à freiner ces rencontres, parce que je ne veux pas mettre les invités en difficulté devant un trop faible nombre de spectateurs. Malgré notre position, le potentiel de réception d’un invité n’est pas si grand que ça. Je le fais vraiment quand je suis certain de verrouiller les choses. En ouverture de notre programme d’été, Jacques Martineau va présenter Jeanne et le Garçon Formidable. Je sais qu’on sera au minimum soixante dans la salle, donc je n’hésite pas. Programmer une rencontre sans travail autour ou sans être certain, c’est trop risqué.
Malgré le travail pérenne que tu décrivais plus tôt, tu ressens tout de même un manque d’entrain ?
Une certaine curiosité s’est un petit peu effilochée au fil des années, on rencontre une certaine difficulté à casser le mur pour aller au-delà de nos habitués. Je préfère de loin organiser des événements avec des associations locales, ce que l’on fait deux ou trois fois par mois avec le conservatoire, avec l’hôpital, sur des films qui sont en rapport avec leurs préoccupations, parce que je sais qu’eux vont mobiliser leurs réseaux.
Le programme que DSN propose chaque année pendant la période estivale, « L’Été au cinéma », constitue d’une certaine manière la somme de cette ambition d’une programmation plurielle, à un moment où la ville balnéaire connaît un afflux de touristes.
L’origine historique de cet événement, qui constitue pour nous une sorte de petit festival sur les deux mois d’été, est double. D’abord, il y avait durant l’été un déficit de propositions culturelles, même si c’est peut-être un peu moins le cas maintenant. Dans les années 1980, à l’époque où le programme estival a été lancé, il y avait même un déficit de sorties de films. Maintenant des blockbusters américains inversent la tendance, mais reste l’idée que l’été est une période creuse – d’ailleurs beaucoup de cinémas ferment. Nous, on souhaite rester ouverts, en participant au dynamisme estival de Dieppe, même si ce n’est pas gagné.
Le deuxième élément, c’est qu’il n’y a plus de spectacle vivant à DSN, car la saison est achevée, donc on a enfin la possibilité de dédier entièrement la salle au cinéma. L’ambition de cette programmation est de proposer une fenêtre pour le patrimoine cinématographique, pour les ressorties, pour les reprises, et de plus en plus aujourd’hui, y mêler les sorties Art et Essai estivales. Enfin, on reprend les films marquants de la saison écoulée. Le tout avec un certain nombre d’animations comme l’ouverture du bar, des conférences… On essaie de rendre DSN la plus attirante possible, pour convaincre les gens de rejoindre une salle obscure au lieu d’aller à la plage !