En périphérie des métropoles, des centaines de cinémas programment et font vivre des films Art et Essai. Cet été, nous allons à la rencontre de celles et ceux qui les animent, pour évoquer les spécificités et enjeux de quelques-uns de ces établissements. Quatrième invité : Nicolas Baisez, directeur du cinéma Le Palace (7 écrans, 1070 fauteuils), à Épernay (Marne).
Le Palace a la particularité d’articuler une programmation Art et Essai en version originale avec des films grand public proposés en version française. Comment parviens-tu à concilier ces deux axes de programmation aux enjeux différents, si ce n’est parfois opposés ?
Nous sommes une poignée d’établissements privés qui défendent une programmation généraliste combinée à de l’Art et Essai. Avec nos gérants Patrick et Karen Brouiller, c’est un combat au quotidien, parce que l’immense majorité de nos spectateurs ne se tourne pas spontanément vers le cinéma d’auteur. On a une part de spectateurs occasionnels bien plus importante que dans beaucoup de cinémas classés Art et Essai, notamment ceux situés dans les grandes agglomérations, fréquentés par des spectateurs plus assidus. L’enjeu, pour moi-même et mon programmateur Alexis Brouiller, qui s’occupe des deux cinémas de la société (Le Palace et L’Hélios de Colombes, dans les Hauts-de-Seine), est de trouver cet équilibre entre des films attirant des spectateurs peu réguliers (des comédies populaires et des blockbusters) et dans le même temps de remplir le rôle crucial que nous avons à jouer dans une ville de taille moyenne comme Épernay. C’est notamment par le biais du cinéma Art et Essai que l’on remplit cette mission d’être un vrai cinéma de proximité. La difficulté, bien sûr, c’est de trouver un équilibre économique : si l’on peut prendre des risques sur des « petits » films, c’est avant tout parce que l’on aura réalisé dix mille entrées sur Avatar : La Voie de l’eau et vendu beaucoup de confiserie. On tient à la mixité de notre ligne éditoriale, mais si demain un exploitant nous rachète et qu’il n’est pas particulièrement attaché à ce que l’on considère comme une vocation, le Palace pourrait tout à fait exister sans l’Art et Essai.
Rencontres-tu une certaine difficulté à rassembler ces publics différents ?
Notre programmation fait se mélanger des types de publics radicalement différents, ce qui est un peu schizophrène parce qu’il faut que tous les spectateurs se sentent bien accueillis. Il y a en outre le fait que le Palace est situé en centre-ville : pour cette raison, nous sommes parfois perçus comme un cinéma bourgeois par les publics issus des quartiers populaires plus éloignés. C’est vraiment difficile d’affirmer une véritable identité Art et Essai tout en paraissant ouvert à tous les publics.
Tu es par ailleurs chargé de cours à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris III, où tu t’intéresses à la mutation des salles de cinéma « à l’épreuve du numérique ».
Que ce soit au Palace ou à l’université, c’est très important pour moi de rester en lien avec le public, et notamment les jeunes et les étudiants, parce que la façon de construire sa cinéphilie me semble aujourd’hui totalement différente d’il y a encore quelques années. Tout d’abord, elle n’est pas aussi cloisonnée qu’on pourrait le penser. Un cinéphile va aussi bien aller voir le dernier film estampillé Art et Essai qu’un blockbuster. Pour bien faire notre travail d’exploitants, il faut comprendre comment évolue le rapport au cinéma des plus jeunes. En début d’année scolaire, quand j’interroge mes étudiants sur leur lien à la salle de cinéma, j’entends des critiques qui ne font pas forcément plaisir, mais qu’il faut aussi, en tant qu’exploitant, que je puisse prendre en compte. Lorsqu’un d’eux me dit qu’il n’y va jamais parce que c’est trop cher, quand un autre me dit qu’il ne va que sur les plateformes, il faut essayer de comprendre, et cela passe par une remise en question de nos pratiques. Dans notre secteur d’activité, on a trop tendance à rejeter la faute sur les autres. C’est à nous aussi de nous poser les bonnes questions et de nous demander, dans les salles de cinéma, ce que peut attendre un adolescent ou un jeune adulte, ce que nous pouvons lui apporter de plus.
Au Palace, les films Art et Essai considérés comme plus « fragiles » bénéficient-ils du succès des films populaires non labellisés ?
On fait toujours en sorte d’essayer que les spectateurs occasionnels des films populaires se tournent vers du cinéma plus exigeant. Dans les faits, cette question de la fidélisation est complexe. À partir du moment où ces spectateurs seront plus réguliers, ils s’intéressent naturellement à des propositions plus confidentielles. Notre rôle est de les inciter à se porter vers ces films. Par ailleurs, mon travail est aussi de faire parler de ces films, de les mettre en avant, par exemple lors d’interviews que je donne aux médias locaux. Cela nous permet d’emblée de toucher un public plus large qui va prendre conscience que le Palace n’est pas un cinéma comme les autres.
Cette coprésence de deux axes de programmations est-elle visible jusque dans la répartition des films dans les salles, en réservant les plus grandes pour les films grand public et les plus petites pour les films confidentiels ?
La facilité voudrait effectivement que les blockbusters aillent dans les grandes jauges et que les films Art et Essai se retrouvent systématiquement dans les plus petites. Parfois on n’a pas le choix, notamment en fin d’année ou lors des vacances scolaires. Lorsque nous pouvons nous le permettre, j’ai néanmoins envie de valoriser les films Art et Essai en les proposant dans des plus grandes salles, où le rapport à l’image est différent. Il peut y avoir une forme de frustration pour certains des spectateurs des films Art et Essai, qui sont aussi les plus réguliers, de se retrouver systématiquement dans des salles plus réduites. J’essaie d’équilibrer selon les caractéristiques de nos propositions : autant certaines d’entre elles, par leur format, leur photographie, s’accommodent très bien aux petites jauges, autant d’autres films d’auteurs méritent un grand écran. Je pense à The Fabelmans, qui ne peut absolument pas se retrouver dans une petite salle. C’est ma responsabilité de voir les films en amont, même si je ne suis pas programmateur, et d’avoir cette finesse d’approche pour que le film soit proposé dans la meilleure salle possible. Je n’ai par ailleurs aucun scrupule, de temps en temps, à positionner un blockbuster dans une plus petite salle si je pense qu’il ne va pas marcher.
Comment organises-tu l’exposition des films Art et Essai entre eux ? Est-ce qu’il t’arrive d’avoir le sentiment de sacrifier certaines propositions en raison d’un manque de place allouée à ces films ?
Comme l’Art et Essai est extrêmement varié aujourd’hui, il faut que l’on soit pertinents au sein même de cette catégorie de programmation, que l’on y entretienne de la diversité. On essaie de trouver la meilleure place possible pour les films. L’autre règle que nous nous sommes fixée est de ne jamais laisser tomber un film au bout d’une semaine, même s’il peine à trouver son public. Surtout s’il s’agit d’un coup de cœur : dans ces cas-là, on va vraiment l’accompagner, quitte à le programmer un faible nombre de séances la première semaine afin de créer un bouche-à-oreille. Suzume est un exemple typique d’un film que l’on a gardé de nombreuses semaines avec peu de séances, pour enregistrer au final autant d’entrées que si on l’avait sorti avec beaucoup plus de séances dès la première semaine.