En raison de l’épidémie du Covid-19, le festival qui devait avoir lieu à Brive en avril s’est finalement déroulé entre la ville corrézienne et Paris (au Rex et au Luminor Hôtel de Ville) du 28 au 30 août. Face à ce contexte difficile, plusieurs films présentés en compétition proposaient une échappée salutaire par le conte. Parmi eux, certains faisaient appel à des récits déjà existants, à l’image de Electric Swan de Konstantina Kotzamani ou Felix in Wonderland de Marie Losier. D’autres, comme Le Pays de Lucien Monot, développaient des histoires inédites qui, pour la plupart, adoptaient le point de vue intime de ses protagonistes. Si chacun de trois films réinventait ce genre traditionnel à sa manière, que ce soit à travers le documentaire ou la fiction, tous avaient pour point commun de prendre leur temps sur des durées relativement longues (40 à 50 minutes).
Dans Electric Swan, moyen métrage à la fois ample et ambitieux, Konstantina Kotzamani propose une relecture du Lac des cygnes. Sans reprendre à la lettre l’argument du célèbre ballet, le film en conserve tout de même quelques fragments : la métamorphose d’un être humain en cygne, une jeune femme coiffée de plumes blanches, etc. La musique intervient par ailleurs au point culminant du film, lorsqu’un immeuble de Buenos Aires se met à trembler alors que des ballerines font la fête au dernier étage. Entre les effets spéciaux qui vont vibrer la pièce et chavirer l’immeuble et les mouvements tournoyants des danseuses et de la caméra, la sensation de vertige provoquée dans cette scène se révèle alors saisissante. À travers ce type de séquence onirique, le film dresse le portrait d’une bourgeoisie hantée par la peur du déclassement en même temps que celui d’un ordre social prêt à vaciller à tout instant. Le fait que le cygne soit électrique, au même titre que le gardien de l’immeuble d’à côté ou que le tapis de course du protagoniste, ajoute à l’originalité du film, qui s’interroge également sur la façon dont la technologie transforme nos vies pour les rendre parfois plus solitaires.
Avec Felix in Wonderland, Marie Losier revisite quant à elle Alice au pays des merveilles, dont on retrouve ici l’univers étrange et inquiétant. À travers le portrait de Felix Kubin, musicien excentrique et passionné, la cinéaste poursuit son exploration de la sphère artistique et de ses figures hors-normes. Comme le catcheur mexicain de Cassandro the Exotico !, qui oscillait entre glamour et violence, drogue et religion (et dont on retrouve ici la trace à travers un masque de lutteur), Felix est un être profondément ambivalent. Sa passion pour l’erreur, la dissonance ou encore l’interférence sonore trouve un écho dans la forme même du film, à travers ses aberrations lumineuses, ses faux-raccords, ses poussières optiques et ses perches dans le champ. Le montage en forme de patchwork, qui mélange images d’archives, scènes fabriquées de toutes pièces, dialogues face caméra et moments de création, répond quant à lui parfaitement au chaos instrumental de l’artiste électronique allemand. Avec leurs caméras ou leurs micros brandis comme des armes, Marie Losier et Felix Kubin semblent appartenir à la même famille des artistes-guérilleros (ou à celle des savants fous) : comme souvent chez la cinéaste, le film trouve sa force dans cette correspondance intime entre filmeur et filmé.
Le Pays de Lucien Monot, sans doute la plus belle découverte du festival, se présente également comme un documentaire ponctué d’échappées oniriques (Marie Losier apparaît d’ailleurs dans les remerciements). Cette fois, le film ne s’inspire pas d’une œuvre en particulier mais convoque plutôt une foule d’histoires qui racontent toutes la nostalgie d’un pays abandonné, à commencer par celles des deux protagonistes, Chady et David, qui ont dû quitter la Palestine et la Colombie avant de travailler sur des bateaux de transport en Suisse. Ce mal du pays se reflète aussi bien à l’échelle resserrée des visages qu’à celle, bien plus large, du lac Léman sur lequel naviguent les personnages et qui est, comme eux, partagé entre deux pays. Malgré sa beauté sublimée par sa grandeur et le recours au 16mm, le paysage a tout l’air d’une prison dont les nuages composeraient le plafond et les montagnes ses murs, comme un amoncellement de corps sur lequel il faudrait passer avant de s’enfuir. Le cinéaste capture avec une égale douceur la complicité entre les deux hommes, les moments d’apprentissage à bord et leurs errances dans ces villes portuaires désertes, où les enseignes lumineuses invitent ironiquement au voyage tandis que les protagonistes ne rêvent que du pays qu’ils ont laissé derrière eux. Lorsque l’un des deux s’en va, le sentiment d’exil et de solitude s’accroît ainsi, et c’est à l’autre de devenir à son tour une contrée perdue.