Présenté au Cinéma du Réel et au FID cette année, The Ballad of Genesis and Lady Jaye, portrait filmé comme un cadavre exquis, est aussi chaotique et inventif que son sujet, l’artiste, musicien et performeur britannique Genesis Breyer P‑Orridge. À travers un film aux accents warholiens navigant du noir et blanc au fluo pop, Marie Losier, auteur de documentaires sur Guy Maddin, Tony Conrad, April March et bien d’autres, raconte aussi une histoire d’amour que le cinéma de fiction n’aurait sans doute pas osé porter à l’écran.
À côté de l’anatomie fantastique de P‑Orridge en effet, La Piel que Habito fait figure d’amateurisme, tant ce queer d’un genre inconnu transgresse les limites physiques et symboliques du corps humain. Ex-leader du groupe culte de musique industrielle Throbbing Gristle, membre fondateur dans les années 1970 du collectif d’artistes avant-gardistes COUM cautionnés par Burroughs pour leurs expositions aux intitulés gentiment sulfureux comme le Prostitution Show, P‑Orridge croise un soir la route de Lady Jaye, étoile filée des nuits new-yorkaises. Ils s’aiment, se marient, et… plutôt qu’un enfant, décident d’avoir un corps identique. Cette genèse d’un corps transgenre a un nom : la « pandrogynie », dénomination que Genesis P‑Orridge discute très sérieusement à l’occasion de conférences universitaires où il/elle pose cérémonieusement de petites lunettes sur son nez refait à l’image de celui de Lady Jaye. Geste chirurgical autant qu’artistique rappelant les transformations de l’artiste française Orlan, la métamorphose de Genesis P‑Orridge prend une dimension tragique quand sa moitié meurt un triste jour de 2007. Après la disparition de Lady Jaye, P‑Orridge porte sa mémoire dans sa propre chair, comme si aucune frontière du corps ne pouvait désormais contenir la démesure du bien nommé Genesis. Le mythe des androgynes que Platon rapporte dans Le Banquet trouve peut-être ici sa plus belle expression, tant les transformations chirurgicales des deux amants pour être à l’image l’un de l’autre retournent aux origines du sentiment amoureux, un corps coupé en deux cherchant en vain à retrouver sa moitié. L’histoire d’amour de P‑Orridge et de sa muse et compagne Jackie Breyer, alias Lady Jaye, est une performance irréversible, un acte d’amour absolu et subversif : l’échange des corps acte l’échange des consentements dans une romance transgenre qui inaugure un ordre nouveau, celui du cyborg, annoncé par la philosophe américaine Donna Haraway dans les années 1990.
Électrique P‑Orridge, né Neil Andrew Megson à Manchester, enfant timide et fantasque, devenu punk et libertin dans les années 1970, père de deux petites filles – Caresse et Genesse – qu’il met en scène dans des clips tournés dans le cottage anglais de Derek Jarman, musicien à ses heures avec son nouveau groupe Psychic TV ou bien aux côtés du pape de la drone music et réalisateur américain Tony Conrad dans un décor de champignons phosphorescents. Évoluant anarchiquement d’une séquence à l’autre sans fil conducteur, le film ressemble à une parabole para-biblique où Adam aurait subi des implants mammaires pour être conçu à l’image d’Ève. Face à ce freak fascinant qui est de tous les plans et absorbe l’espace entier du cadre, le regard de la réalisatrice semble parfois avoir du mal à émerger. Il faut dire que chaque scène du film, comme chaque moment de la vie de Genesis, constitue une performance. Le récit, mené en voix-off par P‑Orridge lui-même, alterne les souvenirs de la vie commune des deux amants et ceux de son propre passé. Montage anarchique d’archives, films de famille, captations de concerts, il distribue les pièces d’une vie labyrinthique, ponctué parfois de séquences oniriques, où la réalisatrice avance sa propre vision de ce monstre d’amour. Ce récit autobiographique est ainsi entrecoupé de moments fantasmatiques au cours desquels la réalisatrice met en scène sa propre vision de Genesis à travers des performances dont la poésie et l’humour apportent une respiration bienvenue dans un film parfois bouillonnant. On pourra regretter la reconstitution de l’enfance de P‑Orridge – quand sa parole seule suffisait à évoquer la terreur de cette éducation austère dans les internats anglais des années 1950, ou bien la longueur un peu superflue de la tournée des Psychic TV, la dernière formation musicale de Genesis dans laquelle s’est aussi produite Lady Jaye. Néanmoins, c’est aussi cette écriture chaotique et bousculée à la manière des cuts-up dont William Burroughs et Brion Gysin, les maîtres et mentors de P‑Orridge, ont fait la marque de leur littérature Beat, qui donne au film toute sa grâce. Marie Losier tourne avec une Bolex 16mm et des bobines de film de trois minutes, contrainte dont elle fait un atout en donnant volontairement au montage final cet aspect éclaté d’une chronique aux mille histoires.
À l’instar de Burroughs et Gysin à travers leurs écrits et de Genesis lui-même à travers la réinvention de son propre corps, Marie Losier découpe et remonte son film jusqu’à ce que cette écriture anarchique lui échappe. Portrait aux mille facettes d’un avatar de sex-appeal outrageux et de mauvais goût assumé, The Ballad of Genesis and Lady Jaye invente une écriture documentaire à la limite de l’auto-fiction et de la performance.