Si le Festival de Cannes s’est achevé sur le triomphe d’une jeune cinéaste dont le film décortique une image originelle afin d’en saisir la vérité, cette édition aura plutôt fait la part belle à de vieux cinéastes sur le retour et dont les récits n’abattaient leur carte maîtresse qu’à la toute fin : un fondu au noir vertigineux (le sublime dernier plan du Catherine Breillat), un adieu poignant (la parade du Nanni Moretti), ou encore un regard caméra appuyé à la fin du Wim Wenders, qui a séduit dans l’ultime ligne droite jurés et spectateurs (mais pas nous). Plus largement, cette année fut riche en films à cuisson lente, jouant de leur durée pour creuser des chemins de traverse – Les Herbes sèches – ou désarçonner par un simple mouvement de caméra – Jeunesse (Le Printemps). Si l’on devait donc choisir une image pour résumer l’édition, on opterait pour le pot-au-feu, un plat qui donne d’ailleurs son titre international à La Passion de Dodin Bouffant de Trân Anh Hùng, récipiendaire d’un prix de la mise en scène assez lunaire (quand bien même le film dégage une réelle étrangeté). De cette marmite composée de mets hétérogènes, le jury de Ruben Östlund a tiré un palmarès qui satisfait globalement tout le monde – on y retrouve l’ensemble des titres préférés des festivaliers –, au risque d’être dépourvu d’audace. Les prix majeurs ont ainsi distingué un scénario habile, bien qu’il nous laisse quelque peu sur notre faim (la Palme d’or remise à Anatomie d’une chute de Justine Triet), et un dispositif sur le papier intrigant, qui tourne néanmoins rapidement à vide (le Grand Prix pour The Zone of Interest de Jonathan Glazer), au détriment des œuvres formellement les plus accomplies de la compétition, Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan et Asteroid City de Wes Anderson, deux auteurs que l’on n’attendait pas tout à fait à ce niveau mais qui ont su, par la minutie de leur mise en scène, relancer l’intérêt que l’on porte pour leur cinéma.
Décadrages
De ce bon cru (auquel il a toutefois manqué un objet se détachant nettement du reste), on retiendra surtout un motif récurrent : la mise en abyme et plus encore l’effritement de la frontière entre le film et son dehors. Les titres les plus passionnants de cette édition, L’Arbre aux papillons d’or de Pham Thien An (lauréat de la Caméra d’or), Eureka de Lisandro Alonso, De nos jours d’Hong Sang-soo, Fermer les yeux de Víctor Erice, ou encore la bonne surprise May December de Todd Haynes, ont travaillé, par des biais divers, une circulation entre intérieur et extérieur procédant, par les embardées du montage ou les soubresauts de leurs constructions narratives, à un dédoublement des formes et des figures. Il s’agit autant de déceler le réel dans la fiction et la fiction dans le réel (May December) que de creuser un même sillon (Eureka ou Asteroid City), en démultipliant les espace-temps et les strates hétérogènes. Sauts dans le temps, effondrement du quatrième mur, re-enactement : de nombreux films, au-delà de la courte liste mentionnée ci-dessus, ont cherché à creuser la matière même de leurs récits pour ouvrir sur un ailleurs. De sorte que, au fil du festival, la déception suscitée par certains cinéastes attendus (notamment Scorsese et Glazer) a laissé place à la curiosité produite par des films globalement aventureux. Le sentiment dominant cette année fut dès lors la surprise, y compris devant des propositions moins aimées ou inégales (exemplairement, les films de Breillat et de Moretti), qui ont su malgré tout tirer leur épingle du jeu.
Derniers feux et braises ardentes
Un mot enfin sur une double séance spéciale qui a synthétisé, peut-être plus qu’aucune autre, l’esprit de ce Festival de Cannes, partagé entre éclats de cinéastes chevronnés et promesses de lendemains féconds. Dans la petite salle Buñuel, deux courts films se sont succédés le temps d’une demi-heure. Le premier est signé d’un cinéaste mort, Jean-Luc Godard, dont a découvert le Film annonce d’un film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres » ; le second par Pedro Costa, qui présentait Les Filles du feu, majestueux triptyque musical esquissant un futur long et, peut-être, un nouveau tournant dans l’esthétique de son auteur. Belle idée que de réunir, dans un même geste, les derniers feux d’une œuvre gigantesque et les braises encore naissantes d’un film en gestation : cette séance fut tout à fois l’occasion de faire ses adieux et de prendre rendez-vous pour l’avenir.