« Sans voix », « au-delà du bien et du mal », « je n’ai jamais vu ça » : ce sont quelques mots qui ont jailli autour de moi en sortant de la projection de Megalopolis, pour tenter de circonscrire, non sans mal, l’ébranlement suscité par sa découverte. Il faut insister sur ce point, qui n’est ni une hyperbole, ni une manière de faire monter artificiellement la mayonnaise : il me semble impossible, quand bien même on connaît le cinéma de Coppola sur le bout des doigts, d’imaginer à quoi ressemble vraiment le film. Et pourtant, ce déboussolement était quelque part annoncé par la première scène, révélée en amont de sa présentation cannoise, dans laquelle Caesar, l’architecte incarné par Adam Driver, suspend le cours du temps. L’idée est à entendre au pied de la lettre : les lois de la physique n’ont pas prise sur Megalopolis. On regarde le film se déplier d’abord avec un sentiment d’incompréhension, de malaise ou de déception, on se surprend à avoir la bouche ouverte de stupéfaction depuis cinq longues minutes, on rit mais souvent d’un rire estomaqué, qui entrave son éclat, on jubile, on est admiratif, on est sidéré. Il y a trop de mots et cependant les mots manquent ; je m’imagine que c’est peut-être ça qu’ont ressenti les premiers spectateurs à entendre du free jazz. C’est une expérience douloureuse et inouïe, qui divise (et nous divise déjà dans la revue), parce qu’elle a vocation à diviser. Megalopolis ne sera jamais un classique, pour la simple et bonne raison qu’il n’y a rien de classique dans ce film, que les notions de « bon » ou « mauvais » ne suffisent pas pour cerner l’impression profonde qu’il laisse déjà, qu’il est vain de vouloir en tirer tout de suite, là maintenant, un chef‑d’œuvre, malade ou non. Le film est d’une autre planète.
Tâchons quand même de mettre un semblant d’ordre dans ce qui n’en a pas. On est d’abord étonné par le dénuement radical des premières scènes et leur enchaînement atonal ; c’est comme si Coppola commençait son film à la manière d’une pièce de théâtre expérimentale et outrancière, avec une scène instable (l’arène suspendue sur laquelle s’organise une joute verbale), une sorte de Shakespeare hirsute et mal peigné (Caesar fait son entrée sur le célèbre monologue d’Hamlet), où des hommes de pouvoir et des jet-setteuses en toges se livrent à un véritable petit cirque. Il ne faut pas chercher à suivre un fil narratif, ou même essayer de s’accrocher à un motif en particulier pour se « repérer » : le film bombarde l’écran de lumière pour mieux nous plonger dans la pénombre – en témoigne d’ailleurs un hallucinant happening (on n’en dira pas plus) qui survient après une mini-apocalypse. Si le film sème la confusion, c’est d’abord et avant tout pour ouvrir une brèche, lézarder l’écran pour aller, au risque d’employer une formule pompeuse, au-delà du cinéma. Des visions numériques ouvertement kitsch se mêlent à de somptueuses surimpressions ; des triptyques organisent un ballet chromatique où se glissent des images autrement pauvres ; un sublime ectoplasme doré, comme échappé de L’Étrange affaire Angelica d’Oliveira, fait son apparition ; des personnages centraux se volatilisent soudainement, quand d’autres ressurgissent.
C’est à la fois un essai sans discours clair, une comédie ouvertement grotesque, un mélo, un trip psychédélique, une satire de l’époque, voire une promesse laissée pour demain par un vieux cinéaste qui croit, avec une force qui laisse pantois, en la possibilité d’un avenir meilleur. C’est l’œuvre d’un vieillard – on est à peu près certain qu’elle sera taxée de gâtisme – autant que d’un nouveau-né (comme le pointe le dernier plan), un geste aussi moderne que primitif, un film en tous points hors du commun. Il serait peine perdue de vouloir en faire le tour dans le cadre d’un festival comme Cannes (et je me demande d’ailleurs bien comment il va être possible, après un truc pareil, de reprendre normalement le train-train des projections), ni même de trancher ce qu’on en pense, mais je crois tout de même fermement n’avoir jamais vu ça, vécu ça, ressenti ça devant un film. N’est-ce pas au fond la chose la plus précieuse que l’on puisse attendre du cinéma (et par extension de l’art) que de nous confronter à une impression aussi vertigineuse qu’intangible, et de nous laisser nous débrouiller avec elle ? Oui, décidément, Megalopolis est un film extraordinaire.