Comment Francis Ford Coppola a‑t-il pu signer, à la place de l’opus magnum attendu, un film aussi libre et fou ? Et que raconte au fond Megalopolis, cet improbable film expérimental et baroque à 120 millions de dollars, dont l’inventivité et l’audace foisonnantes ont laissé coi la plupart des spectateurs qui l’ont découvert au dernier Festival de Cannes ? De prime abord, les deux questions sont antinomiques : enchevêtrement de séquences pensées comme un terreau de bricolages et de trouvailles plastiques et scéniques, Megalopolis ne paraît pas s’embarrasser d’une ligne narrative claire ou d’un scénario en béton armé. Les premiers adversaires de l’ambitieux Cesar Catilina (Adam Driver), architecte rêvant d’une cité dorée au cœur de la décadente New Rome, une version rétrofuturiste de New York, sont d’ailleurs les apôtres de la rigidité et de la tradition : « Concrete, concrete, concrete, and steel, steel, steel », martèle le « fixeur » joué par Dustin Hoffman qui, ironie du sort, disparaîtra du récit dans l’effondrement d’une colonne figuré par un plan très abrupt. Il y a évidemment un peu de Coppola dans ce portrait de rêveur, dont l’invention, un mystérieux matériau plastique baptisé « mégalon », semble malléable à souhait. Mais l’horizon de la « fable » que choisit le film – au point d’en faire son sous-titre, « a fable » – tient probablement moins dans ce soubassement scénaristique que dans un geste formel décliné par Coppola de séquence en séquence. Si Megalopolis est aussi inventif, c’est d’abord parce que le cinéaste ne cesse de déléguer les rênes de la mise en scène aux personnages eux-mêmes, qui font déborder dans l’hybride mégalopole leurs rêveries et leurs délires.
Les exemples abondent : quand Cesar suspend le cours du temps d’un geste ou d’un mot, il agit comme un peintre figeant momentanément l’existence pour en prélever le suc ; Claudio (Shia LaBeouf) fait apparaître une enseigne lumineuse en ouvrant ses bras ; Wow Platinum (Aubrey Plaza) fait résonner ses doigts d’un son métallique et tente d’hypnotiser Cesar à l’aide d’une rivière de diamants soudainement sertie d’une radiance surnaturelle ; Julia Cicero (Nathalie Emmanuel) imagine, dans une vision attendrie, le bureau de son père, le maire de la ville (Giancarlo Esposito), littéralement ensablé sous une montagne administrative ; Hamilton Crassus III (Jon Voight) fait perler la pointe d’une flèche d’un éclat doré, etc. C’est comme si, à rebours de l’esprit mégalomane que l’on prête à Coppola, les pouvoirs démiurgiques du cinéma se démocratisaient pour faire de chaque personnage ou presque une figure de créateur défiant les lois de la physique. Le motif n’est pas nouveau dans son œuvre, peuplée de demi-dieux mélancoliques luttant contre le cours du temps et qui redoublent d’efforts pour influer sur la matière même du monde – notamment Dracula et Dominic Matei (le linguiste roumain de L’Homme sans âge, rajeuni et doté de dons surhumains après avoir été frappé par la foudre), lointains cousins transylvaniens de la petite aristocratie de New Rome. Si Megalopolis est une fable, il l’est dès lors organiquement, en donnant corps de manière jusqu’au-boutiste à l’idée suivante : l’avenir appartient aux audacieux, à ceux qui, sans avoir peur du ridicule, placent l’inspiration créative au-dessus de toute autre valeur. Tel est d’ailleurs en substance le propos du discours final de Cesar : le créateur est celui qui refuse le consensus, arpente des chemins sinueux et fait de sa glaise « l’étoffe des rêves » (citation shakespearienne, la deuxième, après le monologue de Hamlet déclamé au début du film).
Carnaval
C’est en adoptant cet angle de vue que l’on comprend mieux l’imaginaire du film, qui entrelace l’Antiquité et une hyper modernité, moins dans un souci discursif (la piste d’une fable sur un empire décadent, in fine assez trompeuse) que dans une logique composite. Exemplairement, la présence d’une vestale, autour de laquelle s’organise l’ébouriffante séquence du colisée, éclaire ce choix : le religieux cohabite avec le grand spectacle d’un concert à la Taylor Swift (dans une scène musicale proche des numéros de Coup de cœur), les toges et couronnes de lauriers avec une robe high-tech transparente, la virginité avec les deepfakes contemporains du porno, et le sacré avec le stupre d’une assemblée barbotant dans la luxure. Le segment, d’une vélocité inouïe, articule de surcroît les réjouissances des jeux avec une série de petits dispositifs scéniques centrés sur le personnage de Cesar, perdu dans des volutes d’alcool et de stupéfiants, comme ces plans où il se défait d’une corde imaginaire le reliant à Julia. Il faut prendre au pied de la lettre la notion de rétro-futur : il s’agit de la juxtaposition de deux notions contradictoires résumant le grand écart ménagé par le film, œuvre à la fois d’un vieillard et d’un nouveau-né – le prénom de Francis est d’ailleurs donné, dans un double gag, en même temps à un futur grand-père (le maire de la ville) et à un enfant hypothétique. Encore une fois, le film résiste à une lecture conventionnellement auteuriste qui verrait dans tel ou tel choix de Coppola la seule volonté de raconter quelque chose, quand il fait plutôt de ce syncrétisme un terreau créateur. On découvre d’ailleurs, au détour d’un dialogue, que le projet de Cesar s’inscrit dans le cadre d’une foire dont on ne verra pas la couleur. C’est l’une des allégories que le film donne de lui-même : une foire, un cirque, un atelier créatif, une cité de tous les possibles, un grand carnaval, un ambitieux bac à sable dévolu au plaisir récréatif de s’emparer d’une foule de potentialités.
Se loge à cet endroit la dimension d’abord un peu secrète de Megalopolis, tant le film frappe dans un premier temps par sa radicalité : celle d’une joie profonde, certes teintée de tristesse (la culpabilité de Cesar, hanté par le fantôme de sa première épouse, au cœur de visions évoquant autant Epstein et Gance que le Oliveira de L’Étrange affaire Angelica), qui jaillit de partout et donne à l’ensemble sa robe si particulière. Les envolées lyriques comme les scènes les plus dialoguées sont ponctuées de saillies théâtrales, de gesticulations serpentines et d’improvisations facétieuses (le chaloupé « go back to the clu-u‑b » lancé à Julia par Cesar lors de leur première rencontre) qui témoignent d’un esprit de liberté presque adolescent – on se souvient d’ailleurs que, avant de se tourner vers le cinéma, Coppola a d’abord fait des études de théâtre et a mis en scène des spectacles étudiants. On s’amuse énormément devant Megalopolis, si tant est que l’on s’abandonne au chemin singulier tracé par le film, entre éclats fantasques, épiphanies plastiques et pantomimes parfois potaches. Les montagnes russes du montage et la brutalité des effets spéciaux et artisanaux, dont la vitalité n’épouse pas les traits de l’ouvrage bien soigné, sont irriguées par une énergie aussi moderne que primitive, qui n’est pas sans rappeler l’inspiration joueuse d’Adieu au langage de Godard ou de Twin Peaks : The Return de Lynch. On retrouve chez les trois cinéastes âgés le même bouillonnement juvénile, le même désir de bidouiller avec les outils numériques contemporains pour inventer une fiction de demain, d’aujourd’hui et d’hier, qui conjugue la vigueur de l’invention avec l’effusion du brouillon.
De la musicalité
Loin d’être inégal ou sinusoïdal, le film tire plutôt un élan de cet hétéroclisme ; les oscillations et les ruptures de ton deviennent la matrice d’une réinvention permanente des formes. Sur ce point, l’inspiration du théâtre moderne se couple potentiellement à une autre : celle du free jazz. Megalopolis fait montre d’une musicalité unique, violente, pleine de soubresauts et d’embardées, qui donne souterrainement sa cohérence au magma des séquences ; une fluidité qui trouve sa source au cœur même du chaos. C’est d’abord, mais pas seulement, une question de montage. Par exemple, dans la scène du premier baiser entre Cesar et Julia, une rose tombe à la verticale et se trouve suspendue en pleine chute grâce au don de l’architecte. En arrière-plan, les nuages, baignant dans un halo crépusculaire, sont temporairement figés, avant de se déplacer à nouveau, en accéléré, alors que le couple s’embrasse. Coppola rattache la scène à une autre, de cauchemar, qui réveille le père de Julia en pleine nuit. Le raccord se joue notamment sur le mouvement des nuages, dont surgit cette fois une main fantasmagorique qui saisit la lune pour la dérober.
Les effets de contrastes, mais aussi de résonances et de rimes, sont multiples : féerie/cauchemar, crépuscule/nuit, arrêt/mouvement, chute verticale/ravissement horizontal, suspension de la rose/accélération de la main, et participent d’une dynamique qui synthétise bien le rythme général du film, substituant à sa supposée cacophonie une partition extrêmement travaillée. Au premier contact, le film paraît atonal ; il est en vérité harmonique, mais avec une telle profusion d’idées ou de formes que la mélodie ne reste jamais très longtemps la même. Ce n’est pas non plus comme chez Godard, qui adorait, en particulier dans ses derniers films, escamoter des envolées lyriques d’un raccord brusque : il y a dans Megalopolis des vrais moments de grâce prolongée, sans pour autant que le film interrompe l’avancée de sa farandole créative. Cette question du rythme est aussi au centre d’un happening déjà beaucoup commenté, mais dont on n’a curieusement pas dit l’essentiel. À la suite d’une séquence d’apocalypse presque feutrée, où le crash d’un satellite ouvre sur un spectacle fantasmagorique – des ombres terrifiées se projettent sur la surface des buildings, rappelant les corps pétrifiés des victimes de Pompéi –, les lumières de la salle se rallument un court instant pour casser le quatrième mur à l’occasion d’une conférence de presse où l’un des journalistes s’exprime en live, devant l’écran. Au-delà de la rupture qu’occasionne ce moment, qui vient bizarrement clore et prolonger ce qui aurait pu constituer un climax pyrotechnique, sa beauté tient aussi à la place qu’il occupe au sein de l’économie du récit : le film fait surgir un peu de lumière après une extinction des feux.
On pourrait ainsi décliner jusqu’à plus soif les coups de forces et fulgurances que le film multiplie : la projection astrale de Cesar, qui devient le temps d’une scène une sorte de yogi borgne ; le surgissement doré d’une boutique de fleuriste dans un brouillard nocturne ; les apparitions spectrales de feu son épouse, et notamment une scène où Cesar tresse dans le vide les cheveux de son corps invisible, dont on aperçoit toutefois le reflet éthéré dans un miroir situé à la gauche du cadre ; les surimpressions dont Wow est à l’origine et la manière dont elle découpe de ses doigts une scène de parricide symbolique ; la merveilleuse candeur du plan final ; les facéties de Jason Schwartzman, qui se lance dans un solo de batterie au milieu d’une scène de conspiration ; l’étrange bouffonnerie dont fait preuve l’ensemble du casting, de Driver à Plaza, en passant par Voight et LaBeouf. C’est à se demander si on a déjà vu un film plus souple et ludique que ce drôle d’objet inimaginable, et qui pourtant accomplit la promesse de Cesar/Coppola : celle d’un rêve éveillé de cinéma, taillé dans l’étoffe dont nous sommes faits. Megalopolis n’a pas fini de nous hanter.