Ces dernières années, le Festival du film fantastique de Gérardmer a servi de vitrine au renouveau du cinéma de genre national. En récompensant successivement Grave de Julia Ducournau, puis Ghostland de Pascal Laugier (Grand Prix en 2017 et 2018), Gérardmer a fait la jonction entre une nouvelle génération d’auteurs soucieux d’en découdre avec le « genre » (Coralie Fargeat, Dominique Rocher, Sébastien Marnier) et le « New French Extremism » — expression employée par le critique américain James Quandt pour désigner un groupe de réalisateurs qui s’est singularisé, au seuil des années 1990 – 2000, par une approche violente et radicale du genre, à un moment où celui-ci était loin d’avoir le vent en poupe. Fabriqué par des critiques et des universitaires américains au fil de divers articles plus ou moins pointus, ce concept très ouvert de « New French Extremism » regroupe des films tels que Sombre de Philippe Grandrieux, Trouble Every Day de Claire Denis, Dans ma peau de Marina de Van ou encore Martyrs de Pascal Laugier. Un tel regroupement, bien que construit sur la base de problématiques assez larges (les angoisses liées au corps, la peur de l’Autre), a le mérite de donner rétrospectivement une compréhension précise de l’éclosion récente du « genre » dans le cinéma des années 2010. Si le « genre », en une vingtaine d’années, s’est en effet déplacé des marges vers le mainstream du cinéma français, c’est d’abord grâce à l’effort d’une première génération de réalisateurs, que Gérardmer a en partie honorée cette année à travers une rétrospective intitulée « Dans les griffes du cinéma français ». Sa programmation très hétéroclite permettait de redécouvrir quelques films issus du « New French Extremism » (comme Haute tension d’Alexandre Aja ou À l’intérieur du tandem Bustillo/Maury) et de les confronter à des tentatives plus récentes, témoignant de l’implantation du « genre » dans l’économie du cinéma français contemporain (Personal Shopper d’Olivier Assayas, L’Heure de la sortie de Sébastien Marnier). En marge de cette rétrospective s’est tenue aussi une table ronde réunissant Christophe Gans, Jean-François Rauger (tous deux membres du jury longs-métrages), Oliver Assayas, Jan Kounen, Alexandre Aja, Agnès Merlet et le journaliste Nicolas Martin. La discussion, riche, souvent contradictoire, est partie du postulat qu’il existait moins un « cinéma de genre français » qu’un cinéma d’auteurs occupant temporairement la case du genre : c’est par exemple Truffaut faisant Fahrenheit 451, Marker réalisant La Jetée, ou Assayas retravaillant la forme du film de fantômes dans Personal Shopper.
Pourtant, une partie du « New French Extremism » s’est détournée de cette expérience proprement française (et un peu artisanale) du genre en migrant vers les États-Unis pour réaliser des films référentiels, prenant significativement la forme de remakes (La Colline a des yeux d’Alexandre Aja, Maniac de Franck Khalfoun) ou de reboots de classiques de l’horreur des années 1970 (Leatherface de Bustillo/Maury). Cette idée d’un genre français « américanisé » s’est incarnée jusqu’à la parodie dans Revenge de Coralie Fargeat (sélectionné à Gérardmer en 2018) et a trouvé un reflet moins éclatant cette année dans The Room de Christian Volckman – le seul film français de la sélection. « Français », The Room ne l’est d’ailleurs qu’à moitié, puisqu’il s’agit d’une coproduction franco-belgo-luxembourgeoise en langue anglaise, visant clairement un public international et retravaillant pour cela un thème gothique : celui de la maison comme foyer de névroses. Sur le papier, The Room était certainement l’un des objets les plus ambitieux de la sélection, assurément l’un des plus joueurs aussi puisque la maison gothique cache à ses résidents – un jeune couple – une chambre susceptible d’exaucer tous leurs vœux. Le couple commence par les désirs bassement matériels avant que la femme n’ait l’idée de demander un bébé : l’enfant grandit vite, s’attache à sa « mère » mais n’est qu’une illusion produite par la chambre. C’est à ce stade du récit que le film ne parvient plus à se tenir à la hauteur de son hypothèse fantastique : qui est cet enfant ? Un souvenir de la maison ? Le caprice d’un couple narcissique ? La trace, pour eux, d’un trauma ancien ? Au lieu de cultiver l’ambivalence, le film démontre un peu trop clairement que cet enfant est un mauvais charme dont il faut se débarrasser. Il lui manque un rapport intime à son sujet.
Année creuse
C’est précisément le problème de cette sélection 2020 : aucun film n’a donné l’impression d’être le fruit d’une expérience personnelle et particulière, tous ont abusé au contraire des effets de codage propres au « genre », de son côté purement programmatique. On a même éprouvé, à mesure que la compétition se dévoilait, une impression de repli du « genre » sur lui-même, de ressassement thématique et esthétique. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le thème de l’enfermement ait infiltré à peu près tous les films de la sélection officielle, certains d’entre eux ayant emprunté les canevas les plus convenus : une veillée funèbre virant au cauchemar dans The Vigil (un Blumhouse médiocre et dispensable), un village maudit du Japon dont la malédiction est réveillée par deux étudiants jouant au Projet Blair Witch dans The Howling Village (Prix du Jury). L’impression de redite et l’absence désespérante, il faut bien l’avouer, d’invention, a été éprouvée devant presque tous les films. De ce point de vue, The Room a fonctionné comme un miroir de l’ensemble de la sélection ; son histoire de chambre exauçant tous les désirs peut servir de métaphore au cinéma fantastique actuel. Un cinéma très confortable, qui ne dérange plus personne et n’a provoqué dans les salles du festival aucun remous, ni aucun débat au sein de la critique, qui se retrouvait tous les soirs au Grand Hôtel (l’Overlook de Gérardmer) pour un débriefing. Rien à ressentir, rien à dire. On en vient presque à regretter les légendes urbaines qui ont entouré la découverte de Grave de Julia Ducournau, la rumeur de salles bouleversées, de spectateurs pris de malaise. Tout ce bruit a servi de reflet au pouvoir du film et l’a sorti du circuit étroit des festivals pour l’amener vers le public (150 000 entrées au final). On doute que l’un des titres de la sélection 2020 puisse réaliser un aussi joli coup et la faute revient d’abord aux films eux-mêmes, qui ne se soucient pas (ou tellement peu) de leur public, ressemblent à des objets solitaires, surtout travaillés par eux-mêmes et par leur place dans l’histoire du cinéma fantastique.
Le creux de la sélection s’est surtout fait ressentir au regard de cette histoire et à travers deux grands films redécouverts sur place : Les Lèvres rouges d’Harry Kumel (qui ressortira en mars) et L’Exorciste de Friedkin décortiqué dans le brillant Leap of Faith d’Alexandre O Philippe. Ces deux films-là ont indirectement fait beaucoup de mal à l’ensemble de la sélection. Le premier est un grand film d’esthète, nourri par toute l’histoire du surréalisme belge (et particulièrement par la peinture de Paul Delvaux) ; c’est l’exact contraire d’un « film de vampires » (bien qu’il y soit question de vampirisme) : plutôt une rêverie érotique et quasi fétichiste autour d’une actrice (Delphine Seyrig) pleinement investie dans l’un de ses grands rôles, s’y abandonnant pleinement, dans un mélange de langueur et d’inquiétude, avec une générosité qui imprègne chaque plan. Au point qu’Harry Kumel ait dit : « Le film, c’est Delphine ».
A24, encore
Ce n’est plus vraiment cet état d’esprit qui prédomine aujourd’hui dans le cinéma de genre : on aimerait beaucoup qu’un jeune cinéaste français ait l’idée de faire un film de vampires avec Fanny Ardant ou Catherine Deneuve, mais ce n’est sans doute pas à l’ordre du jour. Aujourd’hui – Gérardmer n’a fait que confirmer cet état de fait – c’est l’esthétique post-horrifique d’A24 Films, déjà analysée ici à propos de The Lighthouse, qui est consacrée. Le Grand Prix attribué à Saint Maud, un premier long-métrage anglais confirme encore une fois son triomphe : après la consécration d’Ari Aster et de Roger Eggers, il se pourrait bien que sa jeune réalisatrice, Rose Glass, devienne une nouvelle figure de proue d’A24, tant Saint Maud semble pérenniser la signature de la maison. Soit une horreur essentiellement psychologique, qui puise sa force de frappe dans des effets de construction donnant vaguement l’illusion de l’intelligence (comme dans Hérédité, le premier plan de Saint Maud est aussi le dernier). Mission accomplie : Saint Maud a connu une consécration rare dans l’histoire du festival (trois prix, dont celui de la critique), consécration d’autant plus étonnante qu’il s’agit d’une œuvre fragile, loin d’être inintéressante, mais un peu bâtarde, sans véritable personnalité. Concédons que Rose Glass tente au moins à tracer le portrait d’un personnage, Maud, que son actrice principale (Morfydd Clark) lui donne une certaine puissance d’incarnation (on pense parfois à Sissy Spacek dans Carrie). Mais la barque du personnage est lourdement chargée : sa triste vie d’infirmière à domicile, son travail quotidien (accompagner dans son agonie une patiente atteinte d’un cancer en phase terminale) semblent ne servir que de tremplins à son grand saut spirituel. Le film se tient avec beaucoup de sérieux à cette perspective mystique qui l’expose, pour finir, au ridicule (car Maud a, littéralement, des ailes qui poussent dans le dos). Sur un sujet aussi beau – et terrifiant – que la foi, il eût fallu peut-être un peu plus de nuance, pourquoi pas de la dialectique : jamais Maud n’est confrontée à une altérité autre que le corps d’une malade, sauf à travers des flash-backs qui rappellent qu’avant sa conversion spirituelle, elle a été une pauvre fille déclassée traînant sa détresse dans des bars sordides pour coucher avec des garçons. Confort absolu du scénario : le portrait social n’est là que pour servir le dessein mystique du personnage. Dans son désarroi social et moral, Maud a connu l’enfer de la luxure, vite dépeint en quelques scènes de sexe nous faisant comprendre que la chair est triste, hélas. Le film laisse vraiment perplexe : sa réalisatrice a‑t-elle à quelque chose dire ou veut-elle, plus simplement, faire ses preuves ? Dans le premier cas de figure, il faut admettre que le propos n’est pas dénué d’intérêt, pour peu que l’on voie dans St Maud une description contemporaine du sentiment de déréliction. Dans le second, en revanche, le film ne serait comme d’autres produits A24, qu’une carte de visite destinée, avant tout, à marquer les esprits.
« Au moins, c’est un film »
Un critique rencontré lors du festival a eu cet argument pour défendre St Maud : « au moins, c’est un film ». Argument imparable cette année à Gérardmer, où l’on a eu en effet moins l’impression de voir des films que des programmes. Passons donc rapidement sur 1 Br The Apartment, film entièrement programmatique, ou encore sur Sea fever, thriller en haute mer intéressant sur le papier, mais incapable de dépasser son cadre de remake « carpenterien » (le film met The Thing sur un bateau). Attardons-nous par contre sur Vivarium de Lorcan Finnegan, peut-être le meilleur film de cette sélection, objet d’autant plus étrange qu’il paraît un peu atone, arythmique, presque dépourvu d’arc narratif. Vivarium se résume en fait à un pitch : un couple (Jesse Eisenberg et Imogen Poots) séduit par un projet immobilier se retrouve enfermé dans un parc (vide) de maisons pavillonnaires, qui ressemble étrangement à la ville de Seahaven dans Truman Show (Peter Weir, 1998). La première qualité du film tient à son absence de rebondissements : une fois que le couple a accepté de s’occuper d’un enfant qui est livré devant leur maison et représente leur seule chance d’échapper à l’enfermement, le scénario ne fait que développer le récit d’un épuisement progressif, que l’on peut voir métaphoriquement comme l’acceptation des étapes de la vie de couple, de l’installation dans une maison à la naissance d’un premier enfant. Ce n’est pas la moindre des qualités du film que de puiser sa force satirique dans l’atonie et la répétition : l’enfant qui grandit trop vite, et dont il faut calmer les crises de nerfs avec des bols de céréales, est un personnage vraiment détestable, comme on en voit trop peu dans le cinéma américain. Au-delà de la satire, Vivarium illustre aussi, à travers le conflit parents/enfant et la progressive prise de pouvoir du second sur les premiers, une vision profondément tragique de la vie : l’exploration du sous-sol horrible de la maison dans le dernier quart d’heure du film n’est pas sans rappeler les souterrains de Us de Jordan Peele, c’est un enfer caché sous la normalité du home sweet home. Rien que pour ce dernier quart d’heure, Vivarium aurait mérité un prix de premier ordre, mais le film, sorte de parabole placée sous le signe du grotesque et de l’humour noir, tranche peut-être trop nettement avec l’esthétique horrifique dominante.
« We are all alone »
Peut-être est-ce le secret d’un bon film de genre, son côté boîte à double fond : à un premier niveau, il exécute un programme, éveille des sensations (la gêne, le trouble, la peur), tandis qu’à un second niveau, il fonctionne comme un récit allégorique, une image grotesque et terrifiante de notre condition. Le long et passionnant commentaire de L’Exorciste dans Leap of Faith d’Alexandre O Philippe, ne montre pas autre chose : au-delà du conflit avec le Diable, L’Exorciste décrit une expérience de solitude spirituelle, du désespoir d’être vivant, ce que Friedkin résume en une phrase laconique : « We are all alone ». Et Leap of Faith de donner à cette phrase toute son ampleur et sa puissance lorsque Friedkin évoque l’importance qu’a pu avoir dans sa vie la visite des jardin zen de Kyoto. « Rien que du sable et des cailloux », dit-il. C’est la dernière image de Leap of Faith : la paix absolue, séculaire du jardin japonais dissone franchement au regard des séquences d’horreur de L’Exorciste, mais elle dessine aussi un horizon spirituel qui est, au fond, celui du film. Elle décrit une expérience intérieure que Friedkin a transposée dans les tourments de Damien Karras. Leap of Faith rappelle ainsi que, tout autant qu’un autre genre et peut-être même davantage, le cinéma d’horreur se nourrit d’une expérience intime. C’est ce sentiment d’intimité avec une histoire – le plus propice, en somme, à l’éclosion de la peur – qui a manqué cette année à l’ensemble de la sélection.