Comme chaque année, Critikat a répondu présent à l’appel du festival de cinéma polonais Kinopolska dont la onzième édition s’est tenue au Balzac (Paris 8e) du 13 au 18 novembre 2018. À l’occasion du centième anniversaire du droit de vote des femmes en Pologne (soit vingt-six ans avant la France), les programmateurs ont choisi d’offrir un focus particulier sur celles qui font le cinéma polonais contemporain : que ce soit pour les films d’ouverture (Birds Are Singing in Kigali de Joanna Kos-Krauze) et de clôture (Beyond the Words d’Urszula Antoniak) ou au cours des séances spéciales, les femmes ont plus que jamais eu le droit de cité. Même la compétition officielle (six longs-métrages dont la plupart étaient des premiers films) a fait se côtoyer quatre réalisatrices et deux réalisateurs. En dépit de ce choix éditorial fort, on pourrait s’étonner de prime abord que les films en compétition aient si peu traité de la question politique en Pologne, à l’heure où le pays est gangrené par un nationalisme de plus en plus xénophobe et une défiance de plus en plus affirmée à l’égard des autorités européennes. Pour autant, il ne faudrait pas voir dans cette sélection de films qui tournent essentiellement autour du microcosme familial un désengagement de la part des auteurs par rapport à des questions qui ne cessent d’agiter la société. Au contraire, au travers des thèmes qui sont abondamment abordés par ces jeunes réalisateurs et réalisatrices (la filiation, l’identité, la mémoire), c’est toute une allégorie de la situation sociale et politique qui se dessine en creux.
Ici ou ailleurs
À l’image de l’inégal mais douloureux Birds Are Singing in Kigali de Joanna Kos-Krauze (en ouverture mais hors-compétition), qui traite du retour au pays d’une Polonaise témoin direct du génocide rwandais et qui ne parvient pas à retrouver une place dans sa vie passée, les films sélectionnés se sont beaucoup attachés à dresser le portrait de femmes (et parfois d’hommes) prises dans un entre-deux territorial ou identitaire. Dans 53 Wars d’Ewa Bukowska, l’épouse vit par procuration les dangers auxquels est exposé son mari, reporter de guerre, au point de basculer dans la folie. Dans Fugue d’Agnieszka Smoczynska, la mère retrouve sa famille après avoir disparu quelques années sans la moindre explication et tout oublié de l’affection qui la liait aux siens. Dans Nina d’Olga Chajdas (Prix du public), la professeure de français érudite est bousculée dans son confort petit-bourgeois le jour où elle tombe amoureuse d’une jeune lesbienne qu’elle avait choisie pour être la mère porteuse de l’enfant qu’elle ne parvient pas à avoir avec son mari. Dans Tower. A Bright Day de Jagoda Szelc (distingué par une mention spéciale), la sœur revient dans sa famille après quelques années de coupure sans parvenir à retrouver son rôle au sein de la communauté. Même le fils de Silent Night de Piotr Domalewski (Prix du jury) peine à savoir quelle est sa place, partagé entre sa famille enracinée au fin fond de la campagne polonaise qu’il rejoint à l’occasion des fêtes de Noël et son désir d’exil vers les Pays-Bas où les opportunités professionnelles semblent plus abondantes. Seul Panik Attack de Pawel Maslona, récit choral inspiré des Nouveaux Sauvages, semble faire exception à cette thématique, même si chaque personnage doit faire face à une situation-limite qui l’oblige à se réfugier dans ses retranchements et le contraint à rendre visible la face la plus sombre de sa personnalité. Dans cette sélection de films, la confrontation entre l’impossible définition d’une identité et le surmoi qui exige de chaque personnage de sauver les apparences se traduit par une douleur qui en dit long sur la schizophrénie d’une société partagée entre égoïsme et idéal d’altérité, conservatisme et progressisme de façade.
Prisons intérieures
À l’exception de Tower. A Bright Day qui s’offre quelques embardées champêtres plutôt inattendues, les films en compétition ont circonscrit la plupart de leurs scènes aux intérieurs feutrés ou étouffants des appartements et maisons familiales, ne donnant à voir la société polonaise que par le prisme de microcosmes bien identifiés. Revenue à un stade primitif qui lui a fait oublier toutes les règles de la bienséance, l’héroïne de Fugue retrouve son mari, son fils et sa propre mère, mais surtout cette maison qui lui rappelle un rôle social avec lequel elle avait fini par rompre totalement. Si la dernière demi-heure s’avère décevante du fait qu’elle lève le voile sur tout le mystère et les non-dits dont se nourrissait jusqu’ici le récit, le film d’Agnieszka Smoczynska trouve un équilibre délicat entre une approche clinique de ce retour à l’ordre social et une empathie certaine pour le personnage principal, porté à bout de bras par Gabriela Muskala. C’est ce même statut social qui est remis en cause lorsque Nina voit tous ses repères remis en question le jour où elle croise le chemin d’une jeune femme dont elle va tomber amoureuse. Mais en dépit d’une belle photographie, le film d’Olga Chajdas peine à s’affranchir des références qu’il convoque à tour de bras (Le Mépris de Godard, peut-être un clin d’œil aux Biches de Claude Chabrol dans un drôle de plan final) au risque de paraître empesé ou prétentieux. Mais surtout, il ne pose pas de véritable réflexion de fond sur le statut compliqué des LGBT en Pologne (tout au plus verra-t-on quelques clubs lesbiens de la capitale), donnant parfois l’impression que l’homosexualité est ici vécue comme un pur fantasme ou une simple transgression sociale. Compte tenu de son austérité revendiquée, le fait qu’il ait obtenu les faveurs du public est pour le moins inattendu. Mais les cinéastes sélectionnées n’avaient manifestement pas peur que l’on bute sur leurs personnages en proie à de véritables troubles existentiels : c’est ce qui menace dans 53 Wars, tant les tourments de l’héroïne se traduisent le plus souvent par des parti-pris formels peu séduisants (montage exagérément heurté, bande-son chargée) qui tiennent la protagoniste trop à distance de notre regard pour qu’on soit véritablement saisi par les épreuves qu’elle traverse.
La séparation
Relativement classique dans sa construction et flirtant parfois avec la surenchère d’événements dramatiques (notamment dans son dernier quart), Silent Night se distingue néanmoins du reste de la sélection par son extrême justesse dans sa manière de décortiquer les liens familiaux, ce qui a valu à Piotr Domalewski de recevoir le Prix du jury. De retour dans sa famille pour Noël, Adam doit composer avec l’alcoolisme du grand-père, le fait que sa sœur ait épousé un abruti violent ou encore avec ce frère qui voudrait bien lui dire quelque chose mais n’arrive pas à crever l’abcès. Si le programme peut paraître chargé, il est sauvé par la grande qualité des dialogues, par la générosité de la mise en scène qui permet à chaque second rôle d’exister, mais surtout par des partis-pris formels qui permettent au réalisateur d’alterner ses prises de vues classiques avec celles du caméscope tenu d’une main de fer par la petite sœur indifférente aux disputes. En contrepoint de ce chaos familial auquel participe aussi le héros, apparaît un magnifique personnage : celui de la mère, résignée de voir son fils partir à l’étranger et rompre ainsi avec l’héritage familial. Se gardant de tout mépris mais surtout de dresser une opposition simpliste entre les ruraux enracinés et ceux qui souhaitent s’affranchir de leur milieu, Silent Night est probablement le film qui a le mieux traduit le malaise d’une population polonaise qui se sent totalement exclue de l’Europe. Moins abouti mais beaucoup plus libre et audacieux dans sa forme que tous les autres films, Tower. A Bright Day commence comme une simple chronique familiale où deux sœurs se retrouvent après des années de séparation et doivent composer avec un secret qui pourrit leurs rapports. Rapidement, la jeune réalisatrice Jagoda Szelc dépasse ce simple canevas psychologique en s’engageant dans une expérimentation formelle pour le moins étonnante. Si le résultat n’est pas toujours opérant (comme cette étrange scène de fin qui donne l’impression d’être plaquée), le caractère inclassable du film tient probablement du fait que la réalisatrice — soutenue par une troupe d’acteurs venus du théâtre à qui elle a octroyé une certaine liberté d’improvisation — s’est autorisée à prendre le risque de se perdre en route. C’est cette défiance à l’égard du formatage des films qu’il convenait de saluer par le biais d’une mention en forme d’encouragements.