Du 6 au 13 décembre 2011, le festival Kinopolska rendait hommage au cinéma polonais, réunissant une compétition de fiction contemporaine et une rétrospective de films en lien avec le Festival de Cannes. Théo Ribeton, rédacteur chez Critikat.com était à cette occasion membre du jury, présidé par Andrzej Żuławski.
Les fictions contemporaines (par Théo Ribeton)
Pour la première fois donc, le festival a inclus dans sa programmation une sélection compétitive. Ne nous mentons pas, les films choisis étaient un cran en dessous de nos espérances. La faute, peut-être, à un cru 2011 un peu faible dans le cinéma polonais, d’où émerge une soixantaine de films par an. C’est l’explication la plus simple, et la plus plausible ; d’autre part, elle n’est pas un mauvais présage pour les prochaines éditions. Passons donc sur quatre films presque oubliables car plutôt scolaires, à l’exception, peut-être, de la terrible permanence d’une figure paternelle déchue dans Vertige, et de quelques saynètes savoureuses par les pimbêches héroïnes des Galériennes. Deux films, ceci dit, émergent des six mis en compétition dans le festival.
Notamment, le film du seul cinéaste dans cette sélection déjà confirmé par le passé : Bruegel, le moulin et la croix de Lech Majewski. Doté d’une épatante virtuosité formelle, ce travail d’exploration d’une œuvre du peintre prend la forme d’une longue revue de détail. Bruegel fascine, indéniablement, mais finit tout de même par s’essouffler, faute d’un angle d’attaque autre que la dissection méthodique de l’œuvre originale (un regard critique, par exemple). Quelque part, malgré sa prégnance, le film est presque antipathique : sûr de son coup, et en particulier de son interprétation des symboles du tableau. Ça ne nous empêchera pas de saluer le travail épatant de Majewski, véritable homme-orchestre du cinéma qui signe là un dispositif aussi original que minutieusement mis en œuvre.
Le prix, cependant, est revenu à Elle s’appelle Ki. Concentré sur un personnage de jeune mère, et malgré un relatif éparpillement du scénario, le film de Leszek Dawid a séduit le jury grâce à sa choralité, son naturalisme, et surtout la puissante incarnation de son personnage principal. Roma Gasiorowska livre une interprétation électrique, et s’abandonne passionnément à son rôle. Elle porte physiquement le film avec elle. La caméra de Dawid, même si elle se laisse entraîner, jette des regards partout, ne s’autorisant aucune simplification, aucun lissage du regard. Même en identifiant un côté bancal de la narration, et plus globalement une opacité du discours, de l’histoire racontée (il s’agit moins du sujet où le cinéaste porte son regard que du regard lui-même), le jury a tenu à récompenser et encourager cette manière de faire. On souhaite donc à Leszek Dawid de poursuivre et enrichir son travail dans un avenir proche.
« Si on ne triche pas, ça ne marche pas », retour sur la rétrospective
« Si on ne triche pas, ça ne marche pas », s’exclame le personnage féminin dans Structure de cristal de Zanussi. Cet exemple repris dans le cadre de la masterclass en l’honneur de Zanussi définit bien un des enjeux de la rétrospective de cette édition de Kinopolska : il s’agit de s’intéresser aux films en proie à la censure des autorités polonaises, qui ont réussi à la contourner, grâce à l’aide notamment du Festival de Cannes.
Structure de cristal est en noir et blanc, car, comme l’a expliqué Zanussi lors de sa masterclass, la pellicule couleur était trop chère pour les débutants, les cantonnant aux couleurs sombres. Et pourtant… le film ressemble à un chatoyant Jules et Jim, de l’aveu de son réalisateur qui décrit son film comme une « prémonition du cœur », n’ayant pas vu le film de Truffaut au moment où il réalise son film. Celui-ci raconte l’histoire de Marek, physicien réputé, qui vient rendre visite à un ancien ami de l’université, Jan, et tente de le convaincre d’arrêter de gâcher sa vie, n’entendant pas que ce dernier ait pu atteindre un « équilibre spirituel et moral » à la campagne. De là naît une querelle entre deux personnages, mais surtout entre deux styles de vie, deux aspirations. Dans ce conflit, les corps se meuvent à toute vitesse, avec des moments de grâce et de joie que le physicien intellectuel Marek ne peut que regarder de loin, qu’analyser avec un dégoût jaloux, sans pouvoir y participer, aliéné par son intellect. Le film avait été présenté à Cannes après avoir eu l’aval des autorités polonaises, malgré une scène de sexe assez osée pour l’époque, que Zanussi a défendue auprès de la censure comme une dénonciation de la sexualité débridée de l’Occident ; « je suis un pédagogue », souligne-t-il lors de la masterclass… « Si on ne triche pas, ça ne marche pas » résonne ainsi doublement.
Lors de l’autre masterclass du festival, Żuławski, réalisateur avec un tout autre style, défend un départ in medias res, sans plans inutiles d’introduction. Cette idée est utilisée dans le premier plan hallucinant de Sur le globe d’argent : entrée fulgurante dans l’action du film, la caméra suit la course folle de messagers qui apporte une vidéo en provenance d’une autre planète. Dans cette vidéo, on découvre les images d’un groupe de chercheurs qui a quitté la Terre pour trouver la liberté. Il explique qu’ « une grande partie de l’amour qu’[il] porte au cinéma est dans ce film ». Sur le globe d’argent, montré dans le cadre du festival, est un film atypique et grandiose, une sorte de péplum métaphysique – le cinéaste explique d’ailleurs son goût pour le cinéma du fait qu’il soit un des seuls médiums par lequel on puisse avoir accès à une relation plus profonde au monde. Il s’agit de l’adaptation du livre Le Globe d’argent écrit par le grand-oncle du réalisateur, Jerzy Żuławski, qui développe l’idée que toutes les idéologies précipitent les humains vers des situations de conflit. Si le film avait été perçu lors de sa production comme anticlérical, la réalisation tend (sans jamais la mystifier) à montrer que toute croyance qui devient effective reproduit un système d’adoration qui pousse une communauté à sa perte. Les décors y sont grandioses et la déchéance prend forme dans l’image, à travers des plans incroyables : un amas de corps nus les uns sur les autres, une cinquantaine de personnes empalées sur des piliers d’une dizaine de mètres… Ou comment montrer la démence d’un système recherchant la forme suprême de l’humanité, la liberté, devenir inhumain. Le film est reconnu à la hauteur de son mythe : les communistes ont stoppé le tournage deux ans après le début de la réalisation du film, et seulement neuf jours avant la fin.
Dans un film assez similaire à ce dernier, La Clepsydre est une tentative métaphysique qui ressemble beaucoup au cinéma de Sokourov. Les transitions entre les plans ne se font pas en cut, mais par des liaisons qui suivent l’imaginaire du réalisateur, ou du personnage – on ne saura jamais vraiment qui est cette instance omnisciente. L’enjeu de la mise en scène, énoncé par un étrange docteur au début du film, est le suivant : « Nous réactivons toutes les virtualités du passé donc également la possibilité de guérir. » Les plans sont majestueux de par leur ampleur car ils n’ont ni début ni fin, semblant conquérir un temps inédit. Les personnages féminins ressemblent dans leur folie à certains personnages des films de Fellini qui seraient rentrés dans un univers métaphysique. Néanmoins, le film tombe parfois dans les propres pièges de sa mise en scène : la caméra glissant entre différentes strates de temporalité, il est par moments difficile de rester en phase avec cette perpétuelle fuite entre différents niveaux de temps, à moins de se laisser absorber par le simple plaisir visuel de la beauté des décors.
La première séquence d’un autre film de la programmation est quant à elle une des scènes de transe-danse les plus réussies de l’histoire du cinéma, bien que l’on n’y voit que des… mains en l’air, remontant inlassablement au son d’une musique de jazz entêtante. Il s’agit de Haut les mains de Skolimowski. Au milieu de cet amas de mains flottant dans les airs, un personnage avec la tête bandée lance cette étrange phrase : « qui condamner à mort cette nuit ? L’homme à quinze kilomètres à droite, l’homme à quinze kilomètres à gauche ?», dont on ne comprendra que plus tard le sens. À mesure que le film avance, la fête dessine les contours de ce que les autorités censurant le film ont certainement saisi : les wagons se trouvent être des trains pour la déportation, la figure de Staline un monstre avec deux paires d’yeux, les mains en l’air une référence certaine au salut hitlérien. Voulant, comme les conseils donnés à Wajda quand il collabora à l’écriture des Innocents charmeurs, décrire des gens de son âge avec des préoccupations de leur époque, il s’agit ici également de développer une vision « moderne ». Cette modernité consiste en cette liberté de ton qui porte un regard acide sur cette société où le visage humain n’est déjà plus dans le cadre, et où n’y subsiste que l’entêtement d’une foule, qui continue de suivre le pas, en levant les mains en l’air, inlassablement, dans la joie.
Les films de la rétrospective sont les témoins de la prise de conscience en Pologne des limites d’un régime politique qui contraint les individus. Le cinéma parvient, si ce n’est à libérer les individus de leurs chaînes, à leur en faire prendre conscience – tant que cet espace de visibilité demeure préservé, en Pologne ou ailleurs.