Comme chaque année, le festival Kinopolska (qui se déroulait une nouvelle fois au Balzac dans le 8e arrondissement parisien) offre un coup de projecteur sur un certain cinéma polonais contemporain qui ne trouve pas toujours le chemin de nos salles françaises. Probablement parce que les six longs-métrages sélectionnés en compétition risquaient de valider l’a priori d’un cinéma polonais peu enclin à nous arracher quelques sourires, les programmateurs ont eu la bonne idée de consacrer une petite rétrospective aux cinéastes de comédie Juliusz Machulski et Stanisław Bareja, mais surtout de choisir La Croisière de Marek Piwowski (1970) comme film d’ouverture : très peu distribué lors de sa sortie, ce petit sommet d’absurdité, mix improbable entre Kafka et une prise de gaz hilarants, est depuis devenu un film-culte qui éclaire rétrospectivement sur le non-sens idéologique dans lequel était plongé le pays à l’époque (on comprend du coup pourquoi cet OVNI a eu quelques problèmes avec la censure). Mais cette petite mise en bouche n’était pas du tout représentative de la sélection d’œuvres contemporaines qui interrogent sur les obsessions — bien plus sombres — qui parcourent aujourd’hui une certaine frange de la production nationale.
Vers un peu de lumière
Certainement pour prendre le contre-pied de cet horizon grisâtre qui était le dénominateur commun de la plupart des films sélectionnés, le jury de professionnels a choisi de récompenser le plus lumineux d’entre eux et de donner une mention à celui qui laissait entrevoir une trajectoire apportant à ses personnages un peu plus d’apaisement. Le premier, Wild Roses d’Anna Jadowska, raconte le rapport de force insidieux entre une jeune femme d’une trentaine d’années, mère de deux enfants, délaissée par un mari constamment absent, malmenée par les ragots qui courent sur son compte après avoir eu une liaison avec un adolescent, et le reste de la communauté villageoise qui réprouve ses actes et son comportement peu sociable. Offrant un visage de la campagne polonaise assez peu représenté au cinéma, la réalisatrice — qui en est à son septième long-métrage — fait le choix de placer son histoire au beau milieu de la torpeur estivale. Bien aidée par sa chef opératrice dont la qualité du travail se mesure dans la plupart des plans, Anna Jadowska se saisit de la palette de couleurs qui s’offre à elle pour inscrire son personnage dans un environnement sensuel qui entre en conflit avec l’esprit étriqué de la communauté à laquelle elle appartient. Film de femmes avant tout (les hommes restent périphériques à l’intrigue et aux tourments des personnages), Wild Roses confronte son anti-héroïne au poids de la religion et des traditions : sans pour autant tomber dans la démonstration de force, le propos rend compte de la place des femmes (prêtes à se juger entre elles, ne disposant pas librement de leurs corps) au sein de la société polonaise, tout comme il esquisse de possibles portes de sortie à travers des personnages dissonants (comme celui, remarquable, de la petite fille, d’une franchise assez déroutante).
Le second film à avoir été salué par le jury fut Waves de Grzegorz Zariczny. Ce premier long-métrage met en scène le quotidien de deux apprenties-coiffeuses de dix-sept ans qui tentent de trouver leur place dans un environnement où elles peinent à exprimer leur sensibilité. Avec une retenue parfois trop sage, le réalisateur se saisit avec délicatesse des tourments existentiels de ses deux personnages. Si le récit ne ménage pas vraiment de surprises (ni dans sa construction ou son dénouement), la mise en scène s’accorde quelques respirations bienvenues qui font sortir du film de son caractère trop programmatique. De courts inserts, des raccords, des contrechamps (comme ce joli moment où un vieil handicapé est chahuté par son chien, séquence attrapée à la volée et en contrechamp par une femme derrière sa fenêtre) n’ont a priori aucune utilité scénaristique. Mais si ces quelques moments ne sont pas mis au service de l’utilité de l’histoire, ils attestent néanmoins d’une belle volonté : celle de prendre son temps (alors que le film est pourtant court — à peine 1h15), de laisser la possibilité au spectateur de s’imprégner d’un environnement — celui d’une petite ville de Pologne où rien d’important ne se passe en apparence et où pourtant tout se joue pour une poignée de personnages. Sans devenir lourdement explicatif (le film fait par exemple l’économie de flashbacks sur le passé perturbé des personnages), Waves dessine une trajectoire aussi discrète que ténue, à l’image de la scène finale, laissant espérer un mieux sans pour autant tomber dans l’optimisme béat.
Vaincre le poids du passé
Deux films — les moins intéressants de la sélection — prennent pour cadre la Pologne communiste des années 1970 et 1980, comme si ce pan de l’histoire offrait matière à fantasmer, à créer un univers de pure fiction sans pour autant assumer un regard vraiment frontal sur les ambiguïtés du passé. Il s’agit de I’m a Killer de Maciej Pieprzyca et Breaking the Limits de Łukasz Palkowski.
Le premier a déjà fait l’objet d’un recensement dans nos colonnes puisqu’il était quelques jours plus tôt en compétition à la dernière édition de l’Arras Film Festival. Quelque part entre Zodiac de David Fincher et La Isla Mínima d’Alberto Rodríguez (pour son arrière-plan politique), le film met en scène un inspecteur de police face à un tueur en série qui lui échappe. Alors que l’identification d’un coupable idéal permettrait de clore cette enquête qui piétine et embarrasse les plus hautes autorités, des zones d’ombre viennent compromettre le succès de celui qui a fait de cette traque une affaire personnelle. Au-delà du fait que le récit n’a en soi rien de bien original (revoyons plutôt les modèles du genre précités auxquels on pourra ajouter le virtuose Memories of Murder de Bong Joon-ho), ce sont surtout les parti-pris de mise en scène qui peuvent agacer : croulant sous les filtres pour coller, semble-t-il, à l’esthétique des années 1970, l’image paraît totalement atone et les effets sont le plus souvent tape-à‑l’œil. Pour parfaire le tout, le réalisateur a cru bon d’encombrer la plupart de ses scènes d’une bande-son musicale vaguement jazzy plaquée sur le film, servant simplement à illustrer l’état de confusion dans lequel nagent les personnages.
Dans cette même volonté de mettre en scène la Pologne d’avant la chute du bloc communiste, Breaking the Limits ne fait pas non plus dans la dentelle. À coups de filtres et d’effets de manche peu inspirés, le réalisateur ressuscite la fin d’une époque à travers le portrait d’un junkie qui échappe à l’autodestruction en s’adonnant du jour au lendemain au sport. Constant dans ces efforts, il finira même par devenir un triathlonien renommé et respecté. Auréolé du Prix du public (ce qui n’est pas étonnant compte tenu du message positif qui surplombe l’ensemble), le film de Łukasz Palkowski n’est malheureusement rien d’autre qu’une success story, voire ce qu’on pourrait appeler un born again movie, avec tout ce que cela peut comporter de manichéisme et de regard un brin moralisateur. Il y avait pourtant matière à mettre en scène les cultures alternatives dans les dernières heures de la dictature en Pologne : mais le film préfère se repaître du glauque des situations vécues par notre personnage principal, de quoi faire passer Trainspotting de Danny Boyle pour un modèle de retenue.
Un cinéma ultra-référencé
Bien que posant d’intéressantes questions de représentation, All These Sleepless Nights de Michał Marczak et Playground de Bartosz M. Kowalski ont surtout interpellé par le nombre impressionnant de références cinématographiques qu’ils convoquaient. Le premier narre l’errance d’un jeune homme dans le Varsovie nocturne des clubbers. Sur fond de musique électro persistante, le réalisateur essaie aussi de dresser un portrait inédit de la ville où la jeune génération revendique une rupture — où se mêlent hédonisme et individualisme — avec les générations passées, symbolisées par l’architecture communiste qui continue de prédominer au quatre coins de la ville. Michał Marczak a voulu faire un film organique où le sensoriel prend le pas sur le sentiment, où l’immédiateté de l’instant symbolise la jouissance : abusant de la Steadicam et d’un montage fragmenté qui rappelle un Terrence Malick en panne d’inspiration, le réalisateur ne cesse de tournoyer autour de la jeunesse polonaise au cours de longs plans-séquences qui ne racontent finalement pas grand chose. Outre le fait qu’on pourra se montrer réfractaire à l’environnement dépeint, All These Sleepless Nights souffre surtout de ne jamais donner la possibilité aux personnages de s’incarner, d’être plus que des silhouettes vides et dépourvues de pensée sur le monde qui les entoure.
On ne pourra en revanche pas faire le même reproche à Playground, l’œuvre la plus dure de toute la sélection. Sorte de mix entre Benny’s Video de Michael Haneke, Bully de Larry Clark et Elephant de Gus Van Sant, le film de Bartosz M. Kowalski s’inspire d’un fait divers survenu à Liverpool au cours duquel deux jeunes adolescents ont tué gratuitement un jeune enfant laissé sans surveillance. La première heure du film s’attache à raconter le quotidien de quelques élèves le dernier jour de l’année scolaire : avant de se rendre à une fête de fin d’année totalement aseptisée organisée par leur école, trois d’entre eux (deux garçons et une fille) sont filmés dans leur quotidien familial où des dysfonctionnements et une violence froide sont déjà constatés. Faisant un travail de direction remarquable, le réalisateur parvient à obtenir de ses jeunes acteurs une composition impressionnante de naturel et de spontanéité. Ce dispositif crée ainsi une absence de distance entre le sujet et le spectateur qui se retournera violemment contre lui lors du dernier quart d’heure : à partir du moment où les deux garçons enlèvent un enfant dans le centre commercial de la petite ville où ils vivent, la caméra adopte un point de vue distancié, comme si toutes leurs actions allaient être enregistrées par le biais d’une caméra de surveillance qui fait de nous les témoins impuissants face à la pire des horreurs. On pourra louer le choix du réalisateur de ne jamais sombrer dans les effusions de sang et de ne jamais se gargariser de la jouissance que procure ce meurtre totalement gratuit pour nos chères têtes blondes. On pourra aussi lui objecter que cette distance ne rend pas la scène plus tolérable et que la complaisance se situe peut-être ailleurs : dans le suspense malsain que le montage entretient, dans le refus d’intégrer un hors-champ, dans le choix d’étirer inutilement la scène afin de laisser les meurtriers répéter leur geste jusqu’à l’écœurement. Que l’on adhère ou pas à cette proposition, le film de Bartosz M. Kowalski aura eu au moins le mérite de faire débat.
Cette sélection de films aura permis de donner une image plurielle du cinéma polonais contemporain : entre un passé pastiché mais qui trahit un refoulé que le cinéma national n’aura de cesse de travailler les prochaines années et les réalisateurs qui vont puiser auprès de grands modèles une esthétique radicale et un discours nihiliste, les six films choisis par Kinopolska auront également su questionner notre rapport à l’empathie, en offrant notamment à travers deux d’entre eux (Wild Roses et Waves) quelques beaux portraits de personnages sensibles. À l’heure où la Pologne semble vouloir renouer avec les heures les plus sombres de son histoire, c’est un message lucide et raisonnablement optimiste que choisissent de nous envoyer ces deux réalisateurs, en espérant qu’ils connaîtront bientôt les faveurs d’une distribution française.