Les surprises, y a les bonnes et les mauvaises. En amont de cette projection matinale, il était amusant de tirer des plans sur la comète. Quel sera LE film dont on n’avait aucune idée ; Camping 3, le dernier Malick (qui va finir par se retrouver à Deauville…) ou LA pépite d’un cinéma «émergent» ? Le brouillage des pistes a perduré le temps d’un générique en français, distributeur de cette même patrie et un financement en partie assuré par la région Alsace… puis des idéogrammes chinois et finalement la sentence : un film de Wang Bing! La salle Darsena bien garnie a reçu la – bonne – nouvelle avec politesse, mais sans un enthousiasme délirant. Et pourtant.
The Ditch débute avec ce «corps filmant» qu’est Wang Bing, cette caméra calée sur l’estomac qui, dans un plan d’ensemble, capte des silhouettes déjà malmenées par un désert de Gobi des plus inhospitaliers. Il s’agit d’une colonie de travail en Chine, le camp de Jiabiangou, un lieu de rééducation par le travail (le laogai, système concentrationnaire crée en 1950) des éléments droitiers, de ces ennemis objectifs du régime maoïste. Rapidement un trouble se produit par la manière dont le film est découpé ; des raccords rompent les plans-séquences si caractéristiques d’À l’ouest des rails ou de L’Argent du charbon. Nous ne dirons ni fiction ni documentaire, permettons-nous, avec Wang Bing, de mépriser ces catégories. The Ditch est un film «joué», avec des acteurs, comme l’était Brutality Factory. C’est surtout un film «documenté», procédant d’entretiens avec des survivants de ces camps.
Inauguralement, on peut croire à un métrage au présent, mais quelques éléments épars de contextualisation sont livrés ; une lettre datée de décembre 1960 et l’évocation de la «Campagne des cent fleurs», qui prit fin en 1957. Rééducation par le travail, disions-nous. Filmer le travail, c’est la grande affaire de Wang Bing : son centre – l’usine – comme sa périphérie, sa mémoire ou ses infrastructures. Mais le cinéaste entreprend ici un autre glissement. S’il filme un travail, c’est celui de la déchéance, de la dégradation, de l’extinction, de la mort qui fauche ces corps à force d’épuisement, de soif et de faim. Seul un plan montre la tâche des prisonniers ; le creusement d’une tranchée, épuisant labeur digne de Sisyphe. The Ditch se déroule pour beaucoup dans les cavités qui servent de couches pour les prisonniers, terrible huis clos dans ces dortoirs où les places se font toujours plus nombreuses. Effroi répétitif de ces matins où l’on extrait les corps sans vie, incessantes cérémonies des adieux entre ceux qui trépassent et ceux qui survivent. Si The Ditch – tourné dans le désert de Gobi sans autorisation – est engagé, disons politique, cet engagement s’avère avant tout physique, du fait de l’unicité entre le corps du cinéaste, son appareil et son film.
Wang Bing, comme s’il s’agissait d’une destinée, poursuit la constitution d’une monumentale fresque de la Chine. Et puisque l’on parle de fresque et de monument, on songe ici aux Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, notamment en raison de cette dimension spatiale où c’est l’immensité – commune à l’URSS/Russie et à la Chine – qui enferme. Point de barbelés, quelques gardes tout de même, mais l’espace infini comme moyen d’emprisonnement. Ayant parfaitement intégré ces données avec une simplicité désarmante, le cinéma accède avec Wang Bing à une force d’évocation inédite des systèmes concentrationnaires. Ceci montant encore d’un cran avec l’arrivée de l’épouse d’un détenu, une présence incongrue – notamment parce qu’elle exprime des réactions et sentiments «humains», comme les pleurs et une infinie tristesse –, presque dérangeante dans l’exil intérieur de ces damnés, dans leur marche à la mort à laquelle elle se condamne.