Blois, 10 octobre 2009 : la ville bruit depuis deux jours des rumeurs de l’histoire. Un nouveau-né voit le jour dans le grand raout annuel des Rendez-vous de l’histoire : le « Prix du film de fiction pour une Histoire du temps présent ». Critikat, partenaire de l’événement, avait participé aux délibérations du jury, au terme desquelles le très « beau » premier long métrage de Steve McQueen – Hunger – s’était vu décerner le prix (voir l’article écrit à cette occasion). La projection du film à Blois a été suivie d’une table ronde animée par Emmanuel Laurentin (La Fabrique de l’histoire, France Culture), en présence de cinq membres du jury. Compte-rendu d’un débat qui fut l’occasion de définir l’esprit du prix et de revenir sur la contribution de Hunger à la compréhension de l’histoire du temps présent.
Un prix du « film de fiction pour une Histoire du temps présent »
Dans un premier temps, la table ronde a été l’occasion de revenir sur l’identité de ce prix. L’« Histoire du temps présent », tout d’abord, est l’Histoire dont les acteurs sociaux sont encore vivants, ou qui met en œuvre des en-jeux mémoriels. Inglourious Basterds, de Quentin Tarantino, par exemple, fait de la création fictionnelle filmique une forme d’écriture qui – malgré, et même via la transgression des faits historiques – remet en jeu l’histoire de la réappropriation de la violence par les Juifs, tout en jouant avec les codes associés aux films sur la Seconde Guerre mondiale. Il est nécessaire de prendre en considération ces formes de narration particulières que sont les films, afin de sortir d’une logique qui serait celle des « Dossiers de l’écran » : le film de fiction ne peut être un simple prétexte à un débat d’historiens sur les événements racontés. Il est un texte véritable, dont on peut étudier la manière dont il travaille la matière historique. Les films ont donc été sélectionnés selon leur capacité à mettre en question l’histoire du temps présent à travers une écriture personnelle forte. C’est ainsi que peut se comprendre la présence du dernier film de Lars von Trier, Antichrist, dans la sélection : loin d’être un « film historique », il travaille néanmoins une matière historique, et impose en retour aux historiens de se plonger dans la matière filmique qui est la sienne. Les cas de Katyn, d’Andrzej Wajda, et du film de Jacques Audiard, Un prophète, permettent de mieux cerner l’identité de ce prix. Katyn fut écarté car il conduisait les débats autour des faits à excéder trop rapidement l’œuvre elle-même : l’écriture cinématographique elle-même n’y met pas suffisamment en jeu la compréhension de l’Histoire. À l’inverse, Un prophète est un film qui travaille l’Histoire du cinéma, la matière cinématographique (la question des genres, par exemple), bien plus que la matière historique : lui attribuer le prix aurait signifié qu’on voyait là, à tort, un film portant sur la situation actuelle des prisons en France.
L’absence totale de jugement moral dans Hunger
La scène centrale – un plan-séquence magistral de presque vingt minutes – est emblématique du fonctionnement d’un film qui récuse tout manichéisme et ne s’autorise aucune espèce de jugement moral. Steve McQueen évite l’antagonisme facile qui peut naître d’un champ-contrechamp pour filmer avec une absence totale de pathos la conversation entre Bobby Sands et le père Moran. Ici, les rôles s’exposent et se redistribuent dans la sincérité la plus évidente : ce qui compte est la mise en représentation des différentes subjectivités et de la complexité des positions en présence. La métaphore christique parcourt tout le film, sans jamais faire de Bobby Sands un martyr. Elle fonctionne en effet comme un outil analytique, et peut ainsi également s’appliquer au corps souffrant du gardien de prison Raymond Lohan. La scène dans laquelle le maton lave ses mains ensanglantées dans un lavabo blanc n’est d’ailleurs pas sans évoquer The Big Shave, court métrage réalisé par Martin Scorsese en 1967, où le sang qui gicle de ce « grand rasage » est celui d’un corps – corps individuel et corps collectif de l’Amérique engagée au Vietnam – à la fois victime et bourreau. Steve McQueen va ainsi au rebours des caractérisations bien plus manichéennes de films comme Nos meilleures années (Marco Tullio Giordana, 2003) ou Bloody Sunday (Paul Greengrass, 2002).
La question de l’esthétisation de la violence
À la sortie du film, il a été reproché à Steve McQueen d’esthétiser la violence. De fait, le cinéaste filme les murs couverts d’excréments comme des œuvres d’art : mais le graphisme fait partie d’un dispositif qui permet de montrer les corps sans tomber dans la fascination. La grande force de Hunger réside précisément dans une monstration sans concession des corps et de la violence qui leur est faite (par soi ou par autrui), selon un mode d’écriture permettant la suspension morale et tenant le pathétique à distance. On est loin ici de l’empathie recherchée par les effets de caméra portée de Bloody Sunday. Mais cette « esthétisation » ne signifie pas non plus « déréalisation » (ce qui était le cas d’Ordinary People, de Vladimir Perisic, où la déréalisation lorgnait presque vers la négation de cette violence) : Hunger est une réelle expérience physique pour le spectateur, grâce à une photographie capable de rendre les textures sensibles et à une bande-son remarquable, qui donne aux corps – à leurs craquements – une présence presque insoutenable.
Maze, une prison démocratique
Que nous dit Hunger sur la violence en guerre ? Steve McQueen ne met pas en scène la prison de Maze comme une zone de non-droit, mais comme un espace agonistique, où les normes sont élevées, et où les forces antagonistes négocient finement et âprement pour conserver ou renverser les dispositifs de domination. Maze n’est pas comparable aux prisons sud-américaines de l’époque : l’emprisonnement arrive après un jugement, les matons ne tuent pas les prisonniers, et ces derniers peuvent continuer d’opposer une résistance dans l’espace qui leur est imparti. L’enjeu du film réside alors dans l’exposition d’un territoire clos d’imposition d’une violence physique et mentale qui n’est pourtant pas totalitaire. D’un côté, les matons brisent les corps des prisonniers en recourant à une extrême violence, et le cinéaste met en scène avec finesse l’expérience de l’encellulement, et les stratégies de négociation et de résistance : le « blanket and no wash protest », certes, mais aussi l’utilisation du corps comme outil de transmission d’informations entre l’intérieur et l’extérieur de la prison : une circulation s’instaure, qui met en défaut (au moins temporairement) le cloisonnement. Mais Steve McQueen construit aussi avec Lohan un personnage non antipathique, et rend sensible la complexité de son rapport au travail qui lui est demandé : en montrant le meurtre de Lohan par un membre de l’IRA, violemment mis en scène par une giclée de sang sur le visage de sa mère, il montre que les cartes ne sont pas distribuées si clairement entre héros/victimes et persécuteurs.
La restitution d’une temporalité historique
Un film de fiction est rarement un exposé pédagogique de faits historiques (et c’est tant mieux…) On entre dans un film à un instant « t » : il nous manque donc toujours des éléments (un contexte, les faits antérieurs, par exemple). Steve McQueen crée tout au long du film comme un hors-champ temporel qui permet de glisser dans les interstices toutes sortes d’informations qui ouvrent le film sur une dimension spatio-temporelle plus large. Ainsi la voix off de Margaret Thatcher entre dans l’espace de la voiture de Lohan ou de la prison par la radio, et l’élection de Bobby Sands à la Chambre des Communes est une discrète toile de fond aux événements. Steve McQueen ne cherche pas à illustrer les événements les plus connus : son talent réside justement dans cette capacité à toucher du doigt, insérer, ce qui n’est pas dans la mémoire collective. Dès la première scène, il donne du corps au personnage de Lohan sans le réduire à son statut de policier : par d’infimes détails, toutes sortes de choses se disent sans s’expliciter. Réfléchir à la contribution d’un film à la compréhension du temps présent, c’est être capable de partir du film afin de voir ce qu’il va apporter qu’on ne trouverait pas ailleurs. De ce point de vue, Hunger s’avère riche : pas seulement en termes d’intelligibilité historique, mais également de structure même du récit. Steve McQueen rend ainsi aux faits une épaisseur temporelle que les discours historiens ne permet pas d’atteindre : à l’immédiateté de la balle tirée dans la nuque de Lohan s’oppose la conversation entre Bobby Sands et le père Moran. Que Steeve McQueen se soit offert le luxe de cette conversation, en un plan-séquence de 17 mn, fixe pendant presque sa totalité, et sans en omettre les temps morts, n’est pas qu’une prouesse technique : c’est la longue durée d’un déroulement historique qui est restituée, avec autant d’impact que le surgissement éclair d’autres faits historiques (la balle dans la nuque).
Post-scriptum : réflexions sur le cinéma français
La table ronde s’est terminée sur une question : un tel film pourrait-il être fait en France ? The Queen, déjà, de Stephen Frears (2006) avait démontré la capacité de la nation britannique à interroger son Histoire. N’y a‑t-il pas en France une crainte de l’effet de réel politique, qui suscite d’infinies réticences à appréhender de front les situations et les discours politiques : à toujours les enrober d’une matière romancée ? On pourrait objecter des films comme Le Promeneur du Champ-de-Mars (Robert Guédiguian, 2005). Certes, mais François Mitterrand était alors décédé. Cette frilosité tient peut-être à l’importance accordée aux dialogues dans les films français. D’où, de nouveau, le pari réussi du plan-séquence central, dans Hunger.