Avec Antichrist, le cinéaste danois repousse plus loin qu’il ne l’avait jamais fait les limites, d’une part, de ses expérimentations formelles, d’autre part, de la mise en scène de ses propres démons. Film somme, film thérapie, il est, de l’aveu de son auteur, le plus important de toute sa filmographie. Déroutant, brutal, ce dernier opus figure les fantasmagories d’un réalisateur entièrement au service de ses idées. Le spectateur, de son côté, en ressortira forcément bouleversé, dans un sens ou un autre. Si on a du mal à totalement le suivre dans la toute dernière partie du film, on ne peut que constater la richesse de ses propositions et des lectures multiples qui en découlent.
Être « film de la semaine » ne signifie pas nécessairement avoir recueilli tous les suffrages de la rédaction, tant s’en faut (voir notamment la critique de Mathieu Macheret au moment du festival de Cannes). Cela signifie d’abord, qu’incontestablement, le film se détache nettement de toutes les autres sorties de la semaine. Plus loin, en ce qui concerne Antichrist, qu’il se détache dans le paysage même du cinéma contemporain. On aura l’occasion de le redécouvrir avec la rétrospective Lars von Trier que proposera bientôt le Centre Pompidou (voir la rubrique Rétros).
Le scénario en tant que tel d’Antichrist tient en peu de mots : un homme et une femme, pour surmonter la douleur de la mort de leur enfant, partent s’isoler dans une maison en forêt, et sombrent dans la folie. C’est résumer l’histoire à l’extrême, mais on n’est pas si éloigné que ça de la réalité. Présenté ainsi, le propos de Lars von Trier paraîtrait presque d’une grande banalité. Sauf que… nous sommes dans un film de Lars von Trier. Et les multiples ramifications apportées au propos central n’ont, elles, absolument rien de banal.
Au-delà du bien et du mal
Le film se déroule en quatre chapitres, rythmés par les trois piliers du deuil que traverse le couple : pain, grief, despair (douleur, deuil, désespoir), le quatrième étant la somme des trois, encadrés par un bouleversant prologue et un épilogue un peu plus discutable. Pour le prologue et l’épilogue, le réalisateur opte pour un noir et blanc muet, accompagné d’une somptueuse musique de Haendel. Anthony Dod Mantle, déjà directeur de la photographie sur Dogville et Manderlay, joue sur une palette d’ombres et de lumières d’une douceur déstabilisante puisqu’il s’agit, en ouverture du film et en parallèle d’une scène d’amour, de filmer la mort d’un enfant Les thèmes développés ensuite sont déjà en place : la proximité de la jouissance et de la mort, Eros et Thanatos dans leurs formes les plus brutales, la culpabilité (chrétienne), les angoisses primaires.
La suite d’Antichrist se déroule entièrement à Eden, maison isolée au fond des bois, où le couple tente de se refaire. Où, surtout, l’homme, psychologue, tente une thérapie comportementaliste discutable. Éloignons tout d’abord toute accusation de misogynie, critique récurrente à propos des films du cinéaste danois. Certes, le film s’appelle Antichrist, le graphisme même du mot entremêle dans le T final Satan et la femme. Mais il est profondément réducteur, voire assez ridicule, d’y lire une association définitive entre le Diable et la femme. D’abord parce que le personnage de Charlotte Gainsbourg, tel qu’il est présenté n’est pas une femme névrosée par nature, mais qui tombe malade. Ensuite, parce que le personnage joué par Willem Dafoe est assez insupportable. De lui, on ne voit que peu d’émotions humaines. On voit avant tout le thérapeute, apportant des réponses à toutes les angoisses et expérimentant toutes sortes d’exercices sur sa propre femme. Qui n’est pas dupe : « Je ne t’ai jamais vraiment intéressée jusqu’à maintenant, à présent que je suis ta patiente », ou encore « Tu es tellement arrogant !» lui lance-t-elle.
Film thérapie tourné par un cinéaste en dépression, qu’il ne cache pas, voire qu’il revendique pour expliquer sa démarche, Antichrist est la mise en scène de cauchemars hantant le réalisateur, poussés à l’extrême. Où l’on peut aussi lire une critique de la psychanalyse, tout au moins des méthodes comportementalistes (« Les rêves n’intéressent pas la psychologie moderne, Freud est mort, non ?» dit Charlotte Gainsbourg à Willem Dafoe) Mais là encore, ce n’est qu’un petit morceau de la lecture de l’œuvre. À travers le personnage malade de douleur de la femme, Lars von Trier livre une réflexion sur la nature humaine et sur la finitude de toute chose. Une des clés du film peut alors se lire dans une phrase du personnage féminin, racontant à son mari la naissance de peurs nouvelles : « Je me suis mise à entendre ce que je n’entendais pas avant : le cri de toutes les choses qui vont mourir.» Le cri des glands sur le toit de tôle de la maison, comme en écho à l’arbre pourri agonisant dans la forêt, le cri de Nic, son enfant, alors qu’il est encore bien vivant.
Un film de genre
Impossible, chez Lars von Trier, de ne pas parler de « morale », de « perversion ». Tout le travail de ce cinéaste remet sans cesse nos certitudes et nos valeurs dans la balance. Et si lui ne s’empare jamais de morale pour parler de ses œuvres, le spectateur, comme le critique, ne peut éluder ces questions. Mais à trop vouloir trancher un débat au fond un peu vain, on en oublie la force purement cinématographique de ses films. Expérimentations visuelles sans cesse renouvelées, recherches pour figurer certains états physiques (la somatisation de l’angoisse) ou mentaux (les distorsions visuelles et sonores), figuration de songes comme dans un conte (Charlotte Gainsbourg marchant, en robe légère, dans la forêt), Lars von Trier propulse son imaginaire à l’écran comme jamais. Par sa mise en scène, Antichrist est un film de genre : tous les éléments du film d’angoisse, d’horreur, y sont transfigurés, ménageant un suspense et une angoisse englobant totalement les personnages. La forêt et la nature source de visions mortuaires, tout comme le bestiaire (biche enfantant dans la douleur, renard lançant « le chaos règne », corbeau agonisant) viennent alimenter les fantasmes des personnages. Une ambiance propice à l’éclatement de la folie, qui plus est chez des personnages déjà rendus hors d’eux-mêmes par la douleur, qui, elle aussi, et même en premier lieu, rend fou.
Plus contestable, la dernière partie du film met en scène un déferlement de violence et une justification de la folie de la femme qui interrogent. On a suivi Lars von Trier jusqu’ici, précisément grâce à la façon dont il amène peu à peu la folie émergeant d’un contexte et d’une nature angoissantes. Mais en ressortant le sujet de la thèse de Charlotte Gainsbourg (les femmes sorcières) et en la faisant – certes sous l’emprise de la folie – adhérer aux thèses des brûleurs de sorcières, Lars von Trier nous ramène à des interrogations morales déroutantes. La femme est-elle réellement l’antéchrist ? Que signifie l’épilogue, où l’on voit Willem Dafoe auréolé d’une lumière christique, jusqu’à l’ultime scène où une myriade de femmes aux visages aveugles remonte la forêt ? Finalement, dans cette réflexion sur ce film protéiforme, on ne retombe pas sur ses pieds. Et c’est tant mieux. Car on aura réfléchi et suivi Lars von Trier dans des chemins qui n’en finissent pas d’être labyrinthiques. Antichrist, si l’on fait abstraction du déballage d’imagerie chrétienne médiévale, n’est finalement que le récit de la somme de toutes nos peurs à travers la distorsion de la réalité. Pour incarner ces angoisses qui ne sont plus ici fantasmées mais poussées dans le champ de la réalité, Charlotte Gainsbourg livre la plus forte interprétation qu’il lui a été donné de montrer jusqu’à présent, portée par un Willem Dafoe époustouflant.