Le Promeneur du Champ-de-Mars est une première à plus d’un égard. Premier film de Robert Guédiguian tourné hors de sa cité de prédilection, Marseille, et sans sa troupe de comédien fétiches (Ascaride, Meylan, Boudet, Darroussin…), c’est aussi le premier film français à s’attaquer avec une certaine frontalité à un personnage marquant de l’Histoire récente. Il en résulte une touchante réflexion funèbre, parfois maladroite mais d’une grande intelligence.
La réussite du film est d’éviter le biopic traditionnel, avec profusion de détails et défilé people (ne vous demandez pas qui on a trouvé pour interpréter Danièle ou si Chirac est ressemblant, vous ne les verrez pas ; ne cherchez pas non plus le scandale des écoutes ou la vente d’armes au Rwanda, là n’est pas le propos), pour se concentrer sur une figure et chercher à questionner ses parts de mythe et d’humanité plus que de chercher la parfaite ressemblance et la vérité des faits. Du reste, bien qu’il soit clair pour tout le monde de qui il s’agit, jamais le nom de Mitterrand n’est cité dans le film. C’est « monsieur le président », ou tout simplement « il ».
Se concentrer sur une figure, donc. Une figure : ce qu’elle enferme — l’homme, avec ses contradictions, son goût du pouvoir contaminant jusqu’à ses rapports intimes, des rapports de séduction glaciale ; ce qu’elle représente — l’espoir de la gauche au pouvoir dans un monde où s’effrite l’idéal socialiste ; les zones de confusion entre ces deux facettes — tout ce qui constitue la fascinante (et dangereuse) aura du personnage. Une figure aussi au sens propre, c’est-à-dire un visage, incarné ici par celui, marmoréen et croulant, fatigué mais digne, solennel et malicieux de Michel Bouquet, absolument prodigieux, conjuguant son charisme avec celui du personnage, éclipsant par là tout son entourage, cette cour falote constituée d’un médecin, de gardes du corps et autres chauffeurs. Si Bouquet relève le défi, c’est surtout parce qu’il propose un Mitterrand « à sa façon » (plus espiègle, notamment, que l’original), ne cherchant pas à tout prix le mimétisme.
Car Guédiguian n’a que faire du mimétisme ; il se contrefiche de la « reconstitution ». 1994 n’est certes pas si loin que ça, mais Guédiguian, cinéaste de la réalité (et pas du naturel — nuance), dans la lignée d’un Rossellini, aime filmer sans fioritures ce qui existe, ce qui demeure là devant ses yeux et que sa caméra capte avec sobriété, rigueur et force tranquille (le jeu de mot est facile, mais si approprié) ; or ce qui est là, c’est la France d’aujourd’hui, avec ses publicités d’aujourd’hui, ses portables d’aujourd’hui et son TGV d’aujourd’hui. Nul souci de vraisemblance, donc.
Le projet paradoxal du film, qui est pourtant une authentique, cohérente, crédible proposition de cinéma, est parfaitement rendu sensible par le travail de Renato Berta, son jeu sur le gris (la couleur de la France, selon Mitterrand), son image blafarde conjuguant concret et évanescent, matérialité et intemporalité : Le Promeneur du Champ-de-Mars, réflexion distanciée sur le dernier « grand président que la France ait eu » (c’est lui-même qui le dit), est l’histoire du combat entre un corps et un mythe. Cette histoire est racontée à travers les yeux d’Antoine (Jalil Lespert), un jeune journaliste passionné, idéaliste, qui cherche à acquérir des certitudes, à blanchir cet individu complexe et ambigu (Vichy, bien sûr, sujet qu’il ne cesse d’esquiver, irrité), à statufier celui qui représente la gauche de gouvernement.
C’est l’autre excellente idée du film : introduire le personnage au public en le faisant s’identifier à ce regard certes partisan mais aussi neuf, frais, voire naïf. Sans pour autant réduire le propos à une simple confrontation idéalisme/cynisme : malgré une certaine fadeur de Jalil Lespert (qui est aussi un peu celle du personnage), on se pose des questions quant à ses réelles motivations et ce qu’il tire de cette proximité avec l’homme le plus important de l’État ; de l’autre côté, Bouquet, malgré sa « passion indifférente » relevée d’ironie, sait restituer toute la complexité de la personnalité de Mitterrand, faite aussi de croyances et de désenchantement.
Pour être honnête, certaines scènes ne sont pas réussies (comme par hasard, la plupart de celles où n’apparaît pas le président), et subsiste une certaine maladresse, mais cela ne saurait balayer la cohérence de l’approche du personnage, dans toute son ambivalence. Mitterrand a gardé de son éducation quelque chose « de droite » qui transparaît dans son raffinement culturel, sa truculence sophistiquée, son goût des bons mots et de la gastronomie, mais symbolise à lui tout seul tout le rassemblement de la gauche — ce dont il n’est pas sans se vanter quelque peu. Car l’homme, véritable incarnation du pouvoir à la manière d’un monarque, est orgueilleux, se tient en haute estime… et s’amuse de son entourage.
Capricieux, contrarié qu’on ne le reconnaisse pas lors de sa promenade sur le Champ-de-Mars, le voilà qui redevient cruel et malicieux après qu’une jeune fille l’ayant reconnu lui a dit « Merci pour tout » : « Je ne lui ai pas demandé ce que voulait dire ce “tout”, ça l’aurait embarrassée…» Inénarrable personnage, tellement propice à la belle, calme et saisissante méditation sur la vieillesse, la fin de règne, la mort, à laquelle se livre ici un Guédiguian inattendu.