Il est bien heureux qu’Arte Vidéo poursuive l’édition de l’œuvre touffue et polymorphe de Chris Marker. Alors que le précédent coffret contenait les « hits » du cinéaste (parmi eux : La Jetée, Le Joli Mai, Sans soleil, La Solitude du chanteur de fond…), cette nouvelle livraison est strictement éditorialisée autour des conflits balkaniques des années 1990 en ex-Yougoslavie, avec trois courts métrages beaucoup plus méconnus – et difficiles à voir. C’est évidemment l’intérêt et le rôle de l’édition de mettre à disposition des regards de tels films, même s’ils sont assurément plus mineurs que d’autres de Marker. Ils bénéficient de plus d’un accompagnement de qualité grâce à des suppléments (présentations de François Crémieux et Jean-Michel Frodon, entretiens avec ces derniers et livret d’accompagnement) permettant une contextualisation bien utile.
Mémoire en direct et remontage
Comme quelques autres intellectuels et artistes, Marker sentit que quelque chose se jouait du mouvement de l’Histoire européenne en ex-Yougoslavie, ce qui le fit s’y rendre à plusieurs reprises. Le 20 Heures dans les camps (1994) réactualise le geste militant post-1968 par le truchement de l’association Cause Commune qui mit du matériel vidéo à disposition de pensionnaires d’un camp de Slovénie accueillant des réfugiés bosniaques. On retrouve aussi dans cette aventure Théo Robichet qui fut membre du second Groupe Medvedkine, réalisant notamment, en collaboration avec Bruno Muel, Septembre chilien (1973). La démarche des Groupes Medvedkine est ici reprise, à savoir l’élaboration d’une contre-représentation produite par des personnes s’emparant des outils audiovisuels afin de formuler une représentation d’eux-mêmes, et ainsi de sortir de leur assujettissement par les formes médiatiques et cinématographiques dominantes. Il s’agit aussi, par la mise à disposition des moyens de toute la chaîne de production (jusqu’à la diffusion), de faire en comprenant et de comprendre en faisant. Ce sont ainsi des « sujets » de l’actualité qui produisent leur propre journal d’actualité.
Le 20 Heures dans les camps est ainsi une évocation de cette chaîne d’information du camp ; il restitue le processus de fabrication d’un journal télévisé voué à être diffusé via un canal interne. Les participants témoignent aussi, formulant avec simplicité de tragiques destins, certains marqués aussi par l’engagement, à l’image de ces deux frères déserteurs de l’armée serbe. Il ressort du film une forme élémentaire et impure (ajoutons à cet égard le doublage décalé s’imprimant sur les voix originales), mais également un montage parfaitement réticulaire – on découvre in fine le résultat des actions qui ont rythmé cette évocation, comme pour encore mieux désigner la mise en abyme. L’émouvante beauté de ce film réside assurément dans la noblesse de l’amateurisme qui en émane : la conviction et la concentration lors de l’enregistrement d’une voix, la méticulosité d’un caméraman pour faire le cadre. Le 20 Heures dans les camps réunit par ailleurs des éléments profondément markeriens : la création d’une mémoire avec les moyens audiovisuels (d’ailleurs un « atelier mémoire » cohabitait avec cet « atelier journal télévisé ») ; l’usage d’un matériau préexistant (ici on repique les images sur les chaînes d’information du câble) dont on déplace le sens initial par le (re)montage et l’écriture d’une voix-off.
« Filmiquement parlant »
Pour Un maire au Kosovo (2000), Marker avait demandé à François Crémieux (qui travailla un an à l’hôpital de Mitrovica) de trouver des personnages et des situations qui auraient « du sens filmiquement parlant », avec l’idée d’élaborer une contre-représentation du peuple kosovar – perpétuellement montré comme une horde en errance, passive et dépenaillée. Ainsi aiguillé par Crémieux, il rencontra une quinzaine de médecins albanais et serbes de la ville (qui travaillèrent ensemble un an durant avant que l’expérience ne périclite). Il se fixa sur Bajram Rexhepi, médecin d’origine albanaise engagé aux côté des indépendantistes kosovars de l’UCK, devenu maire d’une ville hautement symbolique car divisée par un pont séparant les deux communautés belligérantes. Le film compte beaucoup sur le charisme – effectif – de Rexhepi (un entretien face caméra ; un autre alors qu’il conduit), duquel émane un héroïsme, une lucidité, une droiture et un idéalisme à la fois généreux et pragmatique. Il intercale aussi des images – avec ralentis, effets de montage – d’une cérémonie militaire commémorative de l’UCK.
Casque bleu (1995 – photographie ci-dessus) part lui aussi d’une forme cinématographique élémentaire : l’entretien face caméra, dans une sorte de parole nue. Il s’agit du témoignage de François Crémieux (qui restera après cet entretien un proche de Marker, Un maire au Kosovo en témoigne), qui revenait alors de la poche de Bihac – localité prise en étau par les serbes et les croates de Bosnie – où il officia comme soldat de la paix. Cette parole informative rend d’abord parfaitement compte de l’intenable et aberrante position des Casques bleus dans ce conflit, de leur inévitable trahison envers les populations qu’ils étaient censés protéger. La valeur du film se fonde sur la qualité de la parole de Crémieux, laquelle donne un aspect vif, dense et très articulé à l’ensemble. Le montage final contient environ la moitié des rushes, mais cette nudité de la parole est contredite par des artifices à la fois petits et majeurs. D’abord un chapitrage (des intertitres sur fond noir) qui donne une dimension romanesque à l’engagement déçu d’un jeune homme lucide.
Par ailleurs, des images fixes s’insèrent de temps à autres dans le montage ; plus que des illustrations littérales, ces inserts apparaissent comme des contrepoints rythmiques entretenant une relation dialectique avec le propos. Casque bleu offre assurément une belle définition de ce « filmiquement parlant » énoncé par Marker pour Un maire au Kosovo – qui apparaît comme le plus mineur des trois films –, dans une sorte d’élévation d’une forme initiale impure et pauvre.