Le court-métrage constitue souvent un angle mort de la critique, relégué à quelques comptes rendus de festivals, ou évoqué seulement quand un cinéaste installé investit ce format (comme Pedro Costa ou Wes Anderson en 2023). Nous avons voulu évoquer ce champ en compagnie de quelques jeunes cinéastes : Louis Séguin (Saint-Jacques — Gay-Lussac, Bus 96, Marinaleda), Camille Degeye (Journey through a body, Almost a kiss), Garance Kim (Ville éternelle) et Hugo Lemaire, avec qui Valentine Guégan, co-organisatrice de cette table ronde, réalise ses films (C’est pas sérieux, Paysage aux torchons, La Distraction).
Marin Gérard : Le court-métrage est souvent assimilé à un simple sas dans l’attente de passer au long, mais si nous vous avons invité aujourd’hui, c’est parce que vous vous emparez, chacun à votre manière, de ce cadre comme une forme à part entière. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce format ? À titre personnel, je crois que la question même de la durée en fait un espace d’expérimentation : j’ai le sentiment qu’en requérant moins de temps au spectateur, on peut se permettre une certaine liberté de forme (de récit et de mise en scène), plus difficile à assumer dans le cadre d’un long-métrage.
Camille Degeye : Pour des raisons industrielles, on a tendance à beaucoup séparer les courts-métrages des longs, alors que dans les deux cas, finalement, ce sont juste des films. On oublie un peu que des cinéastes importants ont toujours alterné entre ces formes, comme par exemple Chris Marker. Si ce cloisonnement me paraît à certains égards artificiel, le court-métrage constitue malgré tout une forme de test, qui nous permet de comprendre où l’on met les pieds. Si je sens toujours une pression très forte entourant le passage au long, la forme courte est à sa façon épanouissante : elle permet une attention différente au contemporain, à la présence, aux gestes… Je ne me suis jamais soumise au cheminement traditionnel de la production du court-métrage, je sais que cela peut prendre beaucoup de temps, mais quand on arrive à trouver une certaine autonomie, la forme courte permet un ancrage plus fort dans le présent : entre l’idée d’un film et son tournage, cela peut parfois aller vite. C’est ce côté presque impulsif que je trouve assez beau.
Garance Kim : J’ai découvert le court-métrage assez tard, mais c’est une forme que j’ai tout de suite beaucoup aimée. Je suis d’accord avec cette importance du présent : j’y ai personnellement trouvé une grande ferveur, une vraie envie collective de fabrication, liée dans mon cas à l’autoproduction et à des liens d’amitié. Dans un moment de doute, j’ai d’ailleurs failli laisser Ville éternelle dans un tiroir, et c’est Martin Jauvat, l’acteur, et Alexis Noël, le monteur, qui m’ont donné envie de continuer. Alors évidemment, il y a l’idée et le désir du long qui pointent, mais pour autant, je ne me vois pas ne plus jamais faire de court après avoir fait un long. C’est un format qui permet de garder une certaine énergie.
Valentin Guégan : J’ai l’impression que le court-métrage dispense en effet de penser le scénario en termes de structure, ce que le long métrage autorise moins. Dans nos films réalisés avec Hugo, on s’est notamment sentis libres de raconter ce qu’on voulait en s’affranchissant des règles dramaturgiques, en ne se posant pas la question de la durée, en partant d’autres choses, comme le lieu de C’est pas sérieux (écrit et filmé dans un seul décor), ou un concept dans le cas de La Distraction. Ce qui nous intéressait dans ce film, c’est que son prétexte narratif (une étudiante ne parvenant pas à écrire son mémoire) nous permettait de travailler formellement des jeux de juxtaposition, de contradiction, dans le montage et au sein des plans. D’une certaine manière, le format autorise à se dire qu’une idée unique suffit pour faire un film. Peut-être que ce qui nous réunit autour de cette table, c’est de ne pas céder à l’injonction du sujet ou de la thématique, contrairement à ce qui est parfois montré dans les festivals, et à se permettre de partir de l’intime ou de choses très simples.
Hugo Lemaire : Comme Garance, j’ai découvert le format assez récemment, avec en tête l’idée un peu clichée de voir des prototypes signés de personnes qui réaliseraient plus tard des longs. Il peut y avoir bien sûr cette dimension, mais les films ne ressemblent pas toujours à des cartes de visite, et c’est davantage la recherche personnelle que permet cette forme qui m’intéresse. En commençant à réaliser des films avec Valentine, on a nous-mêmes été surpris par ce qui s’en dégageait. Cette surprise donne envie de continuer à tourner, pour mieux définir les contours d’une identité. Pour nos films comme dans les courts que j’aime, c’est ce caractère presque existentiel que je cherche.
M.G. : J’ai parfois eu le sentiment de ne pas aimer, en tant que spectateur, les courts-métrages de fiction obéissant à la structure traditionnelle du récit, avec une évolution d’un ou plusieurs personnages articulée autour d’un début, d’un milieu et d’une fin, car j’ai du mal à accepter qu’on me raconte une histoire forte en aussi peu de temps. Le court-métrage, pour moi, était surtout l’affaire du cinéma expérimental. Pour le dire autrement, l’efficacité narrative d’un film court me semble souvent factice : comment être ému par un revirement chez un personnage que je viens à peine de rencontrer ? Lorsque j’ai commencé à tourner, j’ai donc voulu aller contre cette intensité artificielle, en m’autorisant une forme de stase. Par exemple, en partant du postulat suivant : et si je ne faisais que raconter une journée dans la vie d’un personnage ?
Louis Séguin : Parce qu’il s’agit d’une table ronde sur le court-métrage, on est tentés de le défendre, mais c’est vrai qu’il existe aussi un formatage de l’écriture, avec des temps de financement qui peuvent être longs, et une concurrence très forte. Je suis aussi intéressé par l’idée de redéfinir les bornes d’une histoire. La fenêtre du long-métrage paraît parfois plus étroite, à cause du schéma traditionnel du protagoniste se posant des questions au début et parvenant à y répondre à la fin. Le court-métrage permet d’échapper à cela, de reconsidérer la nature même de ce qu’est un événement. Par exemple, le fait de faire un film sur, non pas forcément du temps réel, mais une journée unique, me semble stimulant, parce que je trouve intéressant de voir comment s’organise le temps vécu par un personnage. C’est ce qui me guidait en réalisant Saint-Jacques — Gay-Lussac (qui se déroule sur une demi-journée), Bus 96 (un plan-séquence d’un trajet de bus) ou même Marinaleda. J’ai parfois le sentiment qu’un long-métrage se déployant sur une seule journée serait vu aujourd’hui comme une sorte de folie expérimentale pour les financeurs, comme beaucoup d’idées formelles somme toute assez sages. Le discours sur l’état du financement et des attentes du marché est toujours un peu nostalgique, mais je crois qu’aujourd’hui, on considère trop souvent que l’on va s’adresser, en faisant des longs, à des spectateurs qui de toute façon ne connaissent pas le cinéma. Dans le monde du court, les gens sont tout de même un peu moins frileux, et font peut-être plus confiance au public.
C.D. : C’est un peu bizarre pour moi d’être là car je suis justement en pleine écriture d’un long, et c’est une sorte de calvaire. Je me rends compte que réalisatrice et scénariste sont deux métiers très différents, quand bien même, en France, ces fonctions sont liées et qu’on apprend aussi à écrire des scénarios dans les formations de réalisation. Il se trouve par ailleurs que j’ai eu de l’argent pour faire un court, ce qui, au milieu de ce travail d’écriture, constitue pour moi une soupape de pure liberté. Le court reste un espace de recherche et de geste, d’expérimentation du regard.
Saint-Jacques — Gay Lussac de Louis Séguin / Journey through a body de Camille Degeye
État des lieux
M.G. : En écho à l’ensemble que nous publions sur le cinéma français, je voulais vous demander à la fois ce que vous attendez du cinéma français et quel sillon vous aimeriez creuser en son sein. Ou plus simplement, où vous avez l’impression qu’il se situe actuellement. Dans son édito, Josué Morel pointe notamment qu’on a eu du mal, au sein de la rédaction, à dresser une liste des très grands metteurs en scène actuels en France, là où l’exercice était plus simple il y a une dizaine d’années.
L.S. : Par rapport à ce qu’on disait plus tôt, je pense que le plus important est d’essayer d’échapper au formatage, de réussir à avoir l’impression qu’on n’est pas en train de faire ce qu’on attend de nous, mais ce qu’on a envie de faire. Quant à cette absence de grands cinéastes, c’est aussi peut-être lié au fait qu’il y a, en ce moment, une certaine déconstruction de cette figure-là (qui est souvent un homme d’ailleurs), du génie ou du maestro. Et puis, il y a aussi des exemples dans le passé de cinéastes importants qui ne sont pas grands. Luc Moullet par exemple, qui n’est pas mort, n’est ni un maître ni un personnage central du cinéma français ; je me retrouve davantage dans cette conception de l’auteur. L’an dernier, il y a eu Le Gang des bois du temple de Rabah Ameur-Zaïmeche : ce n’est pas non plus quelqu’un de central, il est même très discret, et j’ai trouvé son film génial. Guiraudie c’est pareil. Ce sont des gens qui font un cinéma qui n’a pas vocation à être sur un podium.
G.K. : C’est peut-être quelque chose de positif, cet effacement du grand auteur, comme un moment de transition et d’expérimentation, lié à ce qui se joue du côté de l’ouverture à d’autres types de récits et de voix. Peut-être aussi que le fait qu’il n’y ait plus de « maîtres » du cinéma français, à part les grandes et vieilles figures, est aussi un miroir de la société : faire du cinéma, aujourd’hui, cela peut paraître à côté de la plaque. C’est cette histoire de « génération désenchantée », de perte de sens dont on parle tant, qui fait qu’on a peut-être un rapport plus humble à nos films. On négocie chacun à sa manière avec ces questions, pour trouver un positionnement cohérent.
V.G. : C’est drôle, parce qu’en revoyant Ville éternelle, je me faisais la réflexion que c’est avant tout un film d’espaces vides, et que cette traversée d’un no man’s land me semble quelque part plus importante que ce qui se joue entre les personnages. On sent dans le film, à travers sa géographie, cette idée de la perte de sens.
C.D. : Ça rejoint ce que vous dites, mais je crois que j’attends tout simplement du cinéma français qu’il soit en phase avec le monde. Je me questionne beaucoup par exemple sur la place de réalisateur, sur la manière de redistribuer le pouvoir avec une équipe. Il y a beaucoup de questions au sujet de la domination en ce moment, et c’est très intéressant d’observer comment ce qui bouleverse la société peut chambouler les manières de fabriquer un film et par extension ce qu’on met dedans.
M.G. : Pour étendre ma question, j’ai le sentiment qu’il y a peu de premiers longs-métrages récents qui nous donnent la sensation d’assister à la naissance d’un cinéaste, là où le court-métrage me semble davantage constituer un vivier. Par exemple, Louis, tu fais plus ou moins partie d’un collectif informel de cinéastes qui sont aussi critiques (avec Laura Tuillier, Quentin Papapietro, Hugues Perrot, Carmen Leroi), et il n’y a pas d’équivalent d’école de ce genre dans le long-métrage.
L.S. : Il y a une tâche qui incombe à certains cinéastes de courts-métrages, rassemblés plus ou moins autour du festival Côté Court à Pantin, qui a une sélection assez singulière et protéiforme, d’incarner un contre-pouvoir. Ce n’est pas évident parce qu’on est parfois isolés et ramenés à la réussite personnelle du financement du premier long, mais c’est quelque chose qui peut exister dans le court. On me répète souvent, pour évoquer une école de cinéastes qui n’en était pas vraiment une (puisque les films n’avaient au fond rien à voir), que La Bataille de Solférino ou La Fille du 14 juillet ne pourraient pas être financés aujourd’hui.
C.D. : C’est au fond ce que disait Justine Triet dans son discours à Cannes, et ça me semble juste.
H.L. : Mais peut-être que le succès de son film permettra de changer quelques mentalités chez des producteurs ou des financeurs qui accepteront de prendre un peu plus de risques.
C.D. : Sauf que ce n’est malheureusement pas le film pour défendre cela. Je l’aime beaucoup, mais c’est un film très intimidant, un film de la surpuissance de l’écriture. C’est au fond son paradoxe : il porte cette voix précieuse, mais par sa facture même, il n’a pas grand-chose en commun avec un coup d’essai.
La Distraction de Valentine Guégan et Hugo Lemaire / Ville éternelle de Garance Kim