Quatorze ans après Fantastic Mr. Fox, Wes Anderson adapte à nouveau Roald Dahl avec une série de quatre courts-métrages commandés par Netflix et regroupés sous le titre de « Roald Dahl Collection ». La Merveilleuse Histoire de Henry Sugar, Le Cygne, Le Preneur de rats et Venin abandonnent toutefois la légèreté de Fox au profit d’un humour noir grinçant et cruel. Henry Sugar s’inscrit à cet égard dans le prolongement de The Grand Budapest Hotel, dont il reprend également la structure de récits enchâssés, mais en la radicalisant : personnages et narrateurs n’y font plus qu’un, chaque protagoniste racontant ses aventures à un public fictif tout en jouant ses répliques à l’intérieur d’un décor résolument théâtral. L’artificialité revendiquée de ce dispositif (trois ou quatre comédiens jouent l’ensemble des rôles) permet de mettre en abyme le processus de l’adaptation littéraire : Anderson illustre moins les nouvelles de Dahl qu’il ne donne à voir les personnages comme des émanations directes du texte, tels qu’ils seraient imaginés par un lecteur vorace parcourant les pages à toute vitesse. Transformés en automates débitant les répliques au mot près (au prix cependant de nombreuses coupes), les protagonistes ne distinguent vite plus dialogues et incises (ils ponctuent leurs phrases de « répondit-il », « ai-je dit », …), jusqu’à confondre dans un même souffle scènes dialoguées, pauses descriptives et récits au longs cours.
Cette façon de mêler différents niveaux de narration fait écho à la volonté du cinéaste, de plus en plus marquée depuis The French Dispatch, de démultiplier les récits à l’intérieur d’un montage véloce et hétérogène. En dépit de son apparente modestie (les films durent entre 17 et 37 minutes), la « Roald Dahl Collection » s’inscrit dans le prolongement des films récents d’Anderson, par sa manière de décomposer, comme un album, l’image en une série de planches juxtaposant plusieurs temporalités et lieux différents. Split-screen dans Venin, recomposition permanente du décor dans Henry Sugar, alternance de perspectives et d’aplats dans Le Cygne : le processus d’adaptation des nouvelles implique de trouver des stratégies esthétiques synthétisant une trame parfois complexe (exemplairement, la triple mise en abyme de Henry Sugar) dans la forme modeste du court. Comme le signalent les nombreuses reproductions de tableaux modernistes (notamment des pastiches de Paul Klee) dans l’appartement de Sugar et son cercle de jeu, Wes Anderson lorgne ici du côté du cubisme : il s’agit de faire apparaître conjointement à l’image des espaces-temps distincts, comme lorsque Peter Watson (Rupert Friend), le narrateur et héros du Cygne, montre sur un bout de papier le train qui arrive face à lui. D’un seul tenant, Anderson subdivise le cadre pour insérer le contrechamp à l’intérieur même du champ, dotant en permanence le spectateur d’un point de vue omniscient.

Plus encore qu’une logique de distanciation, la direction artistique foisonnante produit une forme supérieure d’illusionnisme : par sa manière de réinventer en permanence l’espace, Henry Sugar s’apparente à un de ces « albums interactifs » où diverses manipulations (tourner une page, tirer sur une languette, etc.) permettent aux images de s’animer pour passer en trois dimensions. Ainsi de la rencontre entre Imdad Khan (Ben Kingsley) et le yogi lui apprenant à voir sans utiliser ses yeux (Richard Ayoade), qui a lieu au terme d’un long travelling avant dans un décor de carton-pâte. Initialement plat et abstrait, le plan donne l’impression de voir la couverture du cahier rédigé par le Dr. Chatterjee (Dev Patel), contenant « le témoignage d’Imdad Khan (mot pour mot) », comme l’indique le titre du segment. Ce fétichisme d’Anderson pour les couvertures de romans (et particulièrement pour ceux destinés aux enfants, comme le montre le générique final de Moonrise Kingdom) confirme que la fiction est d’abord chez lui une affaire de littérature (cf. la place centrale des narrateurs dans ses films).

La part d’ombre
L’inventivité tous azimuts de l’auteur de Matilda transparaît ici dans le ton des nouvelles, oscillant entre réalisme (Le Cygne est inspiré d’un fait divers) et une forme discrète de merveilleux. Comme dans les contes, le monde de Dahl est en effet traversé par des forces diffuses (le pouvoir de Sugar et Khan) et peuplé d’antagonistes monstrueux (le dératiseur, le serpent). S’y joue une dialectique entre le monde visible et sa doublure inquiétante que souligne la stricte division entre l’univers de référence des récits dahlien (l’Angleterre des années 1950) et un ailleurs fantasmé (l’exotisme mystérieux de l’Inde coloniale). La mise en scène de cette dichotomie entre ce que l’on voit et ce qui reste caché s’avère particulièrement aboutie dans Henry Sugar, dans la mesure où le point de vue oscille entre une forme d’omniscience (les cartes de Black Jack ou les entrailles de Sugar apparaissent directement à l’écran) et un regard plus entravé. C’est notamment le cas quand le Dr. Chatterjee apprend la mort de Khan. Une béance s’ouvre à l’intérieur du plan, quand une voix sort de nulle part et interrompt le monologue du médecin pour annoncer le décès du magicien. Le fil continu de la narration se rompt alors l’espace d’un instant, comme si le mystère imperceptible du destin venait gripper, pendant quelques secondes, le fonctionnement trop bien huilé de la narration. Comme dans Asteroid City, le trop-plein de l’imagerie nourrit paradoxalement, dans ses moments les plus inspirés, une expérience du vide.
La réussite de cette anthologie, par-delà le caractère inégal de la compilation (Henry Sugar n’évite pas l’écueil de la longueur et Le Preneur de rats s’avère nettement en-dessous du reste), tient ainsi à la manière dont le récit dahlien permet de remettre au premier plan chez Anderson un goût du romanesque en même temps qu’une certaine obsession macabre. C’est que, chez le cinéaste, la mort seule ne se peut regarder fixement : dans Le Preneur de rats, la présence supposée (cf. l’indice glissé par le dernier plan) d’un cadavre dans une botte de foin permet d’expliquer entre les lignes l’échec d’un dératiseur pour exterminer les rongeurs, tandis que la présence (présumée) d’un serpent invisible révèle le racisme d’un colon anglais dans Venin. Cette logique culmine dans Le Cygne qui, à rebours du principe de redondance à l’œuvre dans Henry Sugar, repose sur un constant décalage entre le langage et le plan, comme une manière de tenir à distance la brutalité du récit (une scène de torture étalée sur un quart d’heure), notamment lors d’un court passage où Rupert Friend mime qu’il porte le cadavre d’un cygne dans les bras. Tapie dans l’ombre, la mort contamine les personnages, dont certains (Peter Watson, Harry Pope) sont contraints de rester allongés dans une position quasi cadavérique pour ne pas succomber au passage d’un train ou à l’éventuelle morsure d’un serpent. C’est le paradoxe fructueux dans lequel s’inscrit désormais le cinéma d’Anderson : pour surmonter un péril, les personnages doivent afficher un calme permanent qui les rapprochent davantage du mort-vivant que de l’être humain. Dans le « monde de papier » de Dahl et Anderson, la placidité est devenue une condition de survie.