Dans son premier long-métrage, Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ? (2002), Rabah Ameur-Zaïmeche filmait la banlieue comme un espace bicéphale, séparé entre la misère sociale de la Cité des Bosquets (où le réalisateur a passé son enfance) et le cadre paradisiaque de la forêt de Bondy, offrant quelques instants de répit à Kamel, le personnage principal, joué par « RAZ » lui-même. Vingt ans après ce coup d’essai, cette logique composite constitue à nouveau, dans Le Gang des bois du temple, le ferment de son cinéma. Situé dans la ville de Clichy-sous-Bois, le quartier des Bois du Temple n’apparaît en effet jamais tel quel à l’écran, mais est reconstitué à l’aide de plans tournés entre Marseille et Bordeaux, si bien que le film donne d’abord à voir de la cité francilienne une recomposition impressionniste. L’accent mis sur les temps morts et les réunions apparemment dénuées d’enjeux d’une bande de malfrats, des préparatifs jusqu’aux conséquences d’un braquage tragique, participe également du caractère pointilliste de l’ensemble. Ainsi des séquences où Bébé, Mouss, Tonton et leurs comparses se réunissent après avoir réussi leur coup (soit le vol d’un convoi transportant l’argent d’un émir saoudien), pour discuter à l’ombre des cyprès, faire un barbecue ou nourrir les pigeons en bas des tours. La douceur de ces échanges, filmés dans un cadre où la nature semble avoir pris le pas sur l’espace urbain, témoigne du caractère utopique de la mise en scène d’Ameur-Zaïmeche : là où les héros des premiers films du cinéaste (Wesh wesh, Dernier maquis) luttaient pour trouver leur place dans une société hostile, ceux du Gang… évoluent au sein d’une communauté apaisée, cimentée par l’amitié et le respect, avant que leur destin ne bascule brutalement.
À cet égard, Le Gang… prendrait presque l’apparence d’une relecture contemporaine et désespérée des Chants de Mandrin, le portrait qu’a consacré RAZ à la bande du célèbre contrebandier sévissant dans les campagnes françaises au milieu du XVIIIe siècle. D’un film à l’autre, on retrouve un même appétit de fiction issu du cinéma de genre (film d’aventure pour l’un, série B policière pour l’autre), servant d’écrin à l’évocation d’un groupe de hors-la-loi s’attaquant au pouvoir royal, qu’il soit français ou ici émirati. Reste qu’entre la France pré-révolutionnaire et celle des années 2010 (durant lesquelles s’est déroulé le fait divers à l’origine du film), la jovialité qui traversait les Chants… a laissé place à un pessimisme radical ne laissant aucune issue aux héros. C’est précisément cette noirceur qui parvient par endroits à contrebalancer le sentiment de flottement généralisé constituant encore aujourd’hui la limite du cinéma d’Ameur-Zaïmeche. Chantre des utopies communistes, le cinéaste délègue parfois aux acteurs le soin de construire eux-mêmes les séquences par l’improvisation, au risque qu’elles deviennent filandreuses. Le problème tient à ce qu’un véritable sentiment de la durée peine à émerger de ces séquences trop découpées pour travailler une forme de dilatation temporelle. La scène du bar PMU, au cours de laquelle les gangsters regardent une course de chevaux à la télévision avec M. Pons, tireur d’élite à la retraite et ami du gang, se révèle emblématique des limites du dispositif. Le caractère apparemment improvisé de la séquence recouvre en réalité une nette construction en trois parties, d’une durée de deux minutes chacune (1. la rencontre avec Pons ; 2. la lecture d’un article de presse sur le casse ; 3. la course de chevaux), dont les coutures sont soulignées par des changements d’axe de caméra. Au contraire, le film brille davantage lorsqu’il s’abandonne à l’imprévu (l’arrivée magnifique d’un rodéo urbain sur l’autoroute après le braquage de l’émir) ou qu’il joue la carte d’une stylisation plus marquée (l’enfermement progressif de Bébé dans des surcadrages aliénants, jusqu’à une éprouvante scène en prison).
Néo-polar
Au diapason d’une structure narrative de rise and fall, la caméra multiplie ainsi les panoramiques verticaux, du ciel jusqu’au bitume, parvenant autant à figurer le poids de l’inertie sociale que le fatum prêt à s’abattre sur les personnages principaux. C’est à cette dimension quasiment mystique que le film doit sa singularité, particulièrement sensible dans l’une des premières scènes (parmi les plus belles vues cette année) où M. Pons enterre sa mère, au son d’une magnifique chanson composée par la musicienne bretonne Annkrist. De l’intervention des pompiers en haut d’un HLM jusqu’à la fermeture du corbillard emmenant le cercueil au cimetière, cette ouverture, travaillée par le motif de la chute du Paradis perdu, donne une place centrale aux signes de la religiosité (une croix peinte vers laquelle la caméra zoome, l’encens s’élevant dans les airs). Face au mouvement d’entropie qui menace d’engloutir tous les personnages, le regard d’Ameur-Zaïmeche oppose le pouvoir de fascination qu’exercent les mystères de la foi : filmé dès les premiers plans en train de veiller sur Clichy depuis son balcon, M. Pons prend alors peu à peu l’apparence d’une figure angélique, appelée à venger l’honneur des contrebandiers de Clichy-sous-Bois. Centré sur ce personnage taiseux, le dernier quart du film émeut avant tout par son mélange de prosaïsme et d’invraisemblance, comme lorsque l’ancien militaire piste l’émir saoudien dans une boîte de nuit, où il danse pendant un concert du musicien électro Sofiane Saïdi. Évoquant, jusque dans son issue fatale et dédramatisée, le ton désabusé des néo-polars de Jean-Patrick Manchette, RAZ semble ici toucher au cœur du projet politique et esthétique du roman noir : mettre en évidence « le mensonge social qui maintient d’ordre », soit la brutalité des rapports sociaux qui oppose le prolétariat, condamné à la criminalité pour sortir de sa condition, au pouvoir destructeur des détenteurs exclusifs du capital.