C’est un film d’une singularité indéniable qui vient de ressortir dans les salles obscures, cinquante ans après sa réalisation, dans une version restaurée. Avec Chronique d’un été, Morin et Rouch se lancent dans ce qu’ils nomment une expérience de « cinéma vérité », à travers la France de l’été 1961. Parallèlement sort un document complétant le film, Un été + 50, qui s’appuie sur les rushes de Chronique d’un été et apporte un éclairage supplémentaire à la démarche du sociologue et de l’ethnologue-cinéaste.
France, été 1961. Jean Rouch, à la demande d’Edgar Morin, quitte son terrain de prédilection africain pour un voyage singulier dans la France de l’époque : ouvrière, artiste bohème, immigrée, intellectuelle, « moyenne ». De cette démarche sortira un objet hybride de cinéma, ni tout à fait documentaire, ni tout à fait fictionnel, mais qui en questionne les frontières tout en traçant un portrait acéré d’une époque et d’un pays. En se mettant en scène dans leur film, Morin et Rouch accompagnent leur démarche, l’explicitent. Le point de départ se construit autour d’une simple question : « Êtes-vous heureux ? » c’est-à-dire, explique le sociologue « Comment vous débrouillez-vous avec la vie ? » Autour de cette question se greffent des témoins devenant les acteurs d’une démarche novatrice. On ne mesure pas nécessairement, cinquante ans après, ce que le film avait d’aventureux, voire de révolutionnaire. C’est de cette expérience qu’est venu l’avènement d’un « cinéma vérité ». Ce mouvement de libération du cinéma a pu naître de cette position nouvelle et d’une innovation technique : une caméra 16 millimètres légère associée à une prise de son synchrone, entraînant une plus grande liberté de mouvement et un enregistrement de la parole sur le vif.
Précisément, Chronique d’un été constitue une prise de parole sur le vif et dessine une France à la fois déprimée et capable de rire d’elle-même, perdue et ancrée dans les valeurs familiales, espérante tout autant que désillusionnée, solitaire et encore solidaire. C’est une « photographie sociologique » de la France pré-soixante-huitarde, portrait qui se déploie sur une palette riche et diverse de personnages, qu’on peut appeler des « témoins » : la figure de l’ouvrier, celle du français moyen, de la pin-up de Saint Trop’, de l’étudiant désillusionné ou de celui qui continue d’être fortement engagé politiquement. On croise ainsi Régis Debray, alors brillant étudiant, dans un débat autour de la décolonisation et de la guerre d’Algérie, scène truculente qui donne lieu à une savoureuse « engueulade » entre Rouch et les étudiants.
Un basculement de l’individuel au collectif
Rouch et Morin basculent sans cesse entre l’individuel et le collectif, basculement tout à fait représentatif du mouvement qui anime la société annonciatrice de Mai-68. Aux débats entre ce groupe d’étudiants ou d’ouvriers sur leurs conditions de travail succèdent des moments d’intimité avec Marilu, la belle secrétaire italienne, Marceline Loridan (rescapée des camps de concentration et future réalisatrice de La Petite Prairie aux bouleaux) ou encore des scènes avec des figures quasi archétypales comme Landri, l’étudiant africain, ou la pin-up, copie cheap de Bardot pleine d’esprit.
Dans ces scènes individuelles, la démarche des co-réalisateurs peut, par endroit, déstabiliser leurs témoins. Marceline Loridan avoue ainsi une timidité, une nécessité de se « sentir prête » avant de se livrer à la caméra. Car Rouch et Morin cherchent à extraire de leurs témoins leur vérité, leur opinion, leur ressenti. Cette posture phare de leur fantasme de « cinéma vérité » atteint sans doute son paroxysme avec Marilu, d’une extraordinaire fragilité, aux côtés de Morin et devant la caméra de Rouch sans cesse au bord de la rupture, sur une faille dangereuse, livrant son mal être avec une étonnante acuité : « Je voyais les visages autour de moi et je ne savais pas où les mettre », dit-elle.
Paroxysme aussi atteint avec la scène dans laquelle Marceline Loridan évoque les camps de concentration et son père, errant, seule, sur la place de la Concorde. Sa voix, montée en off, se fait presque littéraire, scandant « Papa, papa, papa… » dans un flot lent qui ne s’arrête jamais. Marceline y livre ici sa vérité, expliquant plus tard dans le film que ces mots sont sortis d’elle-même, naturellement, sans qu’elle ait eu à écrire un texte. Une scène de « cinéma vérité » qui est en même temps sans doute celle dans laquelle la mise en scène est poussée au plus loin : une errance en noir et blanc jouant sur toutes les variétés de ces deux couleurs, allant jusqu’à filmer le témoin comme une ombre chinoise, en contre jour, jusqu’à ce somptueux travelling arrière. Car, oui, Chronique d’un été ne néglige jamais l’esthétique, plaçant ses personnages dans le cadre de façon à ce que celui-ci dise autant de leurs relations que leurs échanges, inondant certains plans de vapeurs d’alcool et de cigarettes.
C’est dans cette scène avec Marceline qu’on atteint le point focal du film : cette façon de naviguer sur un fil d’équilibriste entre fiction et documentaire, vérité et mensonge. Chronique d’un été se situe dans cette zone d’ombre. Allant au bout de l’explicitation de leur démarche, Rouch et Morin organisent une projection du film devant les « acteurs » qui y ont pris part, dans une salle du musée de l’homme. Projection qui devient une fascinante séquence de mise en scène de la réception du film par ceux-là mêmes qui l’ont fait, où les co-réalisateurs découvrent, un peu déstabilisés, pour Morin surtout, le fossé entre l’intention et la réception. Rouch en livre son analyse, parlant de leur film comme d’« un cinéma-mensonges et ces mensonges, par un hasard singulier, sont plus vrais que la vérité… »
Après Chronique d’un été, il faut voir Un été + 50. Florence Dauman, sa réalisatrice, et fille du producteur de Chronique d’un été Anatole Dauman, y montre des séquences inédites issues des rushes de Morin et Rouch, commentées par différents acteurs du film (Morin, Rouch, Pierre Sergent, Marceline Loridan, Régis Debray…) et des spécialistes de cinéma. Un été + 50 constitue le complément idéal de Chronique d’un été, en ce sens qu’il explicite d’autant plus la démarche, la commente, tout en rendant hommage aux scènes atypiques et fascinantes qu’ont su capter Rouch et Morin.