Comment savoir ? Divisions au sein de la rédaction ! Rien d’étonnant : les drôles de films de James L. Brooks ont toujours fait l’objet de malentendus. Serait-ce une consternante comédie romantique qui passe à côté de son sujet et rate tous ses gags par absence de rythme ? Non, bien sûr que non. C’est une comédie sentimentale tout à fait singulière, intelligente et délicate, qui fait de l’amélioration de soi sa question de tous les instants.
James L. Brooks, connu comme producteur des Simpson, est aussi et surtout un auteur-réalisateur qui ne semble nulle part vraiment à sa place. Trop insolite outre-Atlantique : si les idées qu’il développe sont typiquement américaines (la poursuite du bonheur, les leçons de l’expérience), sa façon de les mettre à l’épreuve dans des scènes de dialogues interminables et sa grande liberté de ton rendent ses films assez inconfortables. Trop américain pour les Français : cette singulière expression se déploie au sein de comédies sentimentales d’un classicisme lumineux, ce qui les rend suspectes dans un pays où un cinéaste classique doit donner quelques gages de noirceur ou de distanciation pour convaincre. Il y a une réelle cruauté chez Brooks, mais elle ne se donnera jamais à voir avec la caution intello, le tropisme européen et le cynisme d’un Woody Allen, à qui on peut parfois penser. S’il faut chercher une ascendance à Brooks, ce serait plutôt du côté de Rohmer (on ne cesse de se confronter à des choix sentimentaux et existentiels) et de McCarey (la comédie est l’envers du mélodrame, et l’émouvant effort des personnages importe plus que l’efficacité des gags). Quant à une descendance, on ne voit guère, sur un ton plus mal-aimable, que le Judd Apatow de Funny People (dont on retrouve ici le chef op Janusz Kaminski) pour y prétendre – l’intéressé, du reste, ne s’en prive pas.
Pour le pire et pour le meilleur avait fait son petit effet à sa sortie en France, sans doute à cause de la misanthropie vacharde du personnage de Jack Nicholson, mais le poignant Spanglish, où la violence et la complexité des rapports de classes ne se départaient jamais d’une bouleversante bienveillance, était passé totalement inaperçu. Comment savoir ne risque pas de mettre fin au malentendu, d’autant que le début du film, assez laborieux, ne donne pas une note très enthousiasmante. Une joueuse de softball sur la sellette fréquente une star de baseball pas très futée ; un jeune et naïf patron de grande entreprise fait l’objet, au grand dam de son père, d’une enquête judiciaire dont on ne comprend rien… Vraiment ? On devrait s’émouvoir de ça ?
Oui. Car ce qui compte, ce n’est pas ce que les personnages sont, ni même ce qu’ils deviennent, mais la façon dont ils verbalisent, à tâtons, leur propre évolution et leur rapport aux autres. Pour ces personnages, tous affublés de défauts ou de névroses, tout est toujours perfectible. Ils passent leur temps à se demander – même les plus crapuleux (Jack Nicholson) et les moins disposés à la prise de tête (Owen Wilson) – comment être meilleurs, comment s’épanouir sans blesser les autres : est-il plus belles et plus fondamentales questions ? Propices, certes, aux réponses les plus naïves et idéologiques qui soient ; mais si le film croit profondément que chacun a en soi la ressource pour changer, sa réussite tient précisément à ce qu’il évite la lénifiante leçon de vie. La scène périlleuse chez le psychanalyste – où Lisa (Reese Witherspoon), friande de petites phrases de psychologie de bazar, demande au thérapeute si, de son expérience, il a tiré une maxime qui pourrait s’appliquer à tout un chacun dans n’importe quelle situation – est à ce titre, d’un bout à l’autre, un petit miracle de simplicité, de profondeur et de délicatesse.
Cette élégance, cet amour des gens n’empêchent en rien, faut-il le rappeler, la cruauté. Ainsi, même une scène attendrissante de demande en mariage peut faire l’objet d’une satire mordante du besoin petit-bourgeois de filmer, de garder trace des moments importants de la vie – qui sont toujours, chez les Américains, une représentation en soi. Mais jamais Brooks ne s’arrêtera à un constat cynique. La scène n’a pas été enregistrée ? Qu’à cela ne tienne, on va donner une seconde chance à celui qui a failli, on va la reconstituer tous ensemble, on va la prendre en charge collectivement, se l’approprier, lui redonner un sens, en rire.
Rien n’est jamais niais ; tout est toujours complexe. Rien arrêté ; tout en mouvement. Ce qui, dans la plupart des films hollywoodiens, prend la forme d’un problème exemplaire qu’on résout le temps du métrage se joue ici à l’échelle de chaque scène. Les coups du sort du début n’étaient donc là que pour mettre les protagonistes en situation de crise : ce qui intéresse Brooks, c’est comment ils vont alors se comporter, interagir et tergiverser. Si le film commençait par boiter, c’était pour mieux se redresser et marcher toujours plus droit, jusqu’à atteindre sa vitesse de croisière avec une grâce étonnante – bien qu’elle aille à l’encontre des conceptions habituelles du rythme et de l’efficacité.
Pour qui s’attend à une franche comédie, la répartition des péripéties (limitées), des gags (discrets) et des dialogues (omniprésents, sauf dans une scène géniale de dîner silencieux) paraîtra fatalement déséquilibrée. Comme chez Rohmer, c’est la parole qui prime. Les conversations n’hésitent pas à malaxer les problèmes dans tous les sens, à peser le pour, le contre et le contraire, à naviguer entre réticence et relâchement, pulsions incontrôlées et retour du surmoi, puis, lorsqu’une solution provisoire – toujours provisoire – est trouvée, à passer prestement à autre chose. Ainsi ne s’attarde-t-on même pas sur la dernière réaction de l’interlocuteur qu’on s’attendrait à voir conclure la scène : il s’agit d’avancer, tout le temps.
Mais la parole affecte les corps, et sous ses dehors de classicisme frôlant l’académisme, le film n’est qu’intelligence de mise en situation de ces corps les uns par rapport aux autres. De sa grammaire sommaire – une alternance mécanique de plans serrés et de plans larges –, il finit par tirer un véritable mode d’expression, un parfait petit traité comique sur le comportement en société – sur ce qu’on garde pour soi et ce qu’on adresse aux autres, volontairement ou malgré soi. Le montage alerte s’attache à saisir la naissance des plus révélatrices réactions du corps ou du visage ; les petits détails qui, en passant, l’air de rien, font rire et disent quelque chose des personnages – même les plus secondaires. Un avocat aux lavabos repasse rapidement sa main dans le séchoir avant de saisir la lettre que lui tend George (Paul Rudd). Ce dernier, en train de pisser chez lui ivre mort, enroule son téléphone dans une serviette pour épargner à son interlocutrice le bruit de la chasse d’eau. Anecdotiques broutilles ? Non, bien sûr que non. Ce sont pour nous les preuves que Brooks, directeur d’acteur hors pair (tous, à part peut-être l’excessif Nicholson, sont parfaits), est tout simplement un grand et généreux metteur en scène.