Harold aime Maude, Maude aime Harold. C’est ainsi que les deux héros résument de manière naïve la simplicité de leur histoire. Rien de très original si ce n’est que le jeune homme vient tout juste d’avoir dix-huit ans et que sa fiancée est sur le point de fêter ses quatre-vingts printemps. Rythmé par les chansons de Cat Stevens et avec un duo d’acteurs qui s’impose comme une évidence, ce petit bijou d’humour noir et de délicatesse est à redécouvrir d’urgence en copie neuve.
Alors qu’avec Le Lauréat (1968) et Un été 42 (1970), le cinéma post-flower power semblait avoir réglé son complexe d’Œdipe, Harold et Maude pousse le bouchon encore plus loin en imaginant une relation amoureuse entre un jeune garçon neurasthénique et une octogénaire excentrique, digne parente politisée de la Folle de Chaillot ou de la Madame Madrigal des Chroniques de San Francisco. Libertaire et trop dérangeant pour l’Amérique de Richard Nixon (pour se prévaloir de toute tôlée, la Paramount n’accepta pas qu’une scène d’amour entre les deux protagonistes soit tournée), le film fut d’abord un échec critique et public cuisant avant de voir sa carrière relancée grâce au très bon bouche-à-oreille sur les campus américains. Le réalisateur Hal Ashby, avant tout connu pour son excellent travail de monteur (il a été oscarisé pour le film Dans la chaleur de la nuit|critique du film Dans la chaleur de la nuit de Norman Jewinson) se rattrapera heureusement quelques années plus tard en rencontrant le succès avec Retour (1978), considéré comme l’un des meilleurs films sur la guerre du Viêt-Nam. Le public français, lui, fut beaucoup plus réceptif à cette histoire atypique qui sortit sur nos écrans fin 1972. À tel point qu’une adaptation théâtrale est montée par Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault. Colin Higgins qui venait juste d’adapter Harold et Maude participa également à cette transposition scénique en collaboration avec Jean-Claude Carrière, qui devint une pièce fétiche de Renaud-Barrault, reprise il y a dix ans par Danielle Darrieux.
La réussite de Harold et Maude, c’est son parfait équilibre entre un humour macabre et une grande légèreté, sa faculté désinvolte à renverser les tonalités dans une même scène (comme ce passage bouleversant où Maude revient, les larmes aux yeux, sur la mort de son mari avant de proposer une danse à Harold, avec l’allégresse d’une petite fille) et à raconter avec une pudeur exemplaire une histoire d’amour qui n’a d’extraordinaire que son extrême évidence. Les séquences les plus réussies sont évidemment celles qui exploitent jusqu’au bout ces décalages sans avoir peur de flirter avec un surréalisme pince sans rire, quitte à devenir un ovni entre Tueurs pour dames et Six Feet Under. Les faux suicides d’Harold, hilarants dans leur absurdité, en sont les meilleurs exemples. Imaginez un peu la scène : le garçon noyé le corps en croix tel le héros de Sunset Boulevard, et sa bourgeoise de mère qui nage à ses côtés avec un calme olympien ; ou encore cette scène où la marâtre remplit pour son fils un questionnaire d’agence matrimonial et ce dernier qui se fait sauter la cervelle… sans susciter la moindre réaction. Il fallait oser, également, entourer l’histoire d’amour entre Harold et Maude d’une poésie funèbre. Tous deux adeptes des enterrements et de morbidité, ils se rencontrent en effet lors de diverses oraisons comme d’autres pique-assiettes auraient fait connaissance dans des soirées mondaines. Et c’est avec un malin plaisir qu’ils se permettent de voler les corbillards à la barbe de la police.
Il est évident que Harold et Maude ne serait rien sans son duo d’acteurs impeccables. Protégé de Robert Altman avec qui il venait de tourner Mash, Bud Cort a d’abord hésité (de peur d’être ensuite catalogué dans ce genre de rôles) à jouer le rôle d’Harold. Bien mal lui en a pris puisque avec son teint gothique, sa bouille de gamin et ses grands yeux bleus, il apporte un trouble burtonien à son personnage. Dans le rôle de Maude, la pétillante Ruth Gordon s’impose comme une évidence, elle qui, dans sa longue carrière, a joué aussi bien les scénaristes féministes (elle a notamment signé pour Cukor les scénarios de Madame porte la culotte et de Mademoiselle Gagne-Tout) que les actrices maléfiques (la voisine diabolique du non moins fantastique Rosemary’s Baby de Roman Polanski).
La bande son admirable, signée Cat Stevens, rappelle des collaborations similaires dans le cinéma Hollywoodien de cette époque, notamment le travail de Simon & Garfunkel sur Le Lauréat ou des Bee Gees pour La Fièvre du samedi soir. Esthétiquement parlant, le réalisateur usant allègrement de la longue focale et n’ayant pas peur de proposer des champs/contrechamps audacieux ou des effets de style plutôt bien vus (la scène d’ouverture où l’on voit se préparer le premier suicide d’Harold à hauteur de pieds). Harold et Maude est donc bien un film de son temps et l’on comprend que pour l’époque, ce duo atypique était suffisamment transgressif pour que le film ne soit appréhendé que sous cet angle. Quarante ans plus tard, leur histoire d’amour peut être plus largement lue comme une allégorie libertaire de tous les couples en marge d’une société formatée par les carcans idéologiques et religieux. L’un des moments les plus ironiques du film est sans doute lorsque Harold annonce à sa mère son intention de se marier avec une femme de quatre-vingts ans. Juste après cet ersatz de coming-out, se succèdent trois plans fixes sur trois figures symboliques qui viennent donner leur avis sur une liaison inacceptable : l’oncle militaire (qui fait aussi office de figure patriarcale), le psychiatre et le curé.
Quarante ans plus tard, c’est aussi le fond même de l’histoire qui nous saute aux yeux et l’omniprésence donnée à la mort. Harold, en effet, est dans une démarche presque pascalienne puisqu’il se divertit de la mort en la mettant en scène, non pas tant pour la conjurer que pour essayer de se rendre intéressant aux yeux de sa mère. Ce n’est pas un hasard que de toutes les prétendantes qui lui sont présentées, la seule envers qui il montre un semblant d’intérêt soit l’actrice, sobrement appelée Fleur d’Oranger, qui lui mime la mort de Juliette avec une emphase grotesque. D’une certaine manière, Maude prend également la mort en diversion. Mais à l’inverse d’Harold, cette hédoniste embrasse la vie et s’en sert de terrain de jeu. Elle se présente elle-même comme une révolutionnaire généreuse qui goûte aux plaisirs de la chair, à la joie de briser les codes et aux bienfaits de la nature (ce qui donne lieu à une séquence décalée où elle embarque un arbre en pot dans sa décapotable pour le replanter dans la forêt). Mais ce qui oppose les deux personnages, c’est qu’Harold n’a pas encore d’histoire. Comme il le dit lui-même avec ironie : « Je n’ai rien vécu, mais je suis mort plusieurs fois. » Par l’intermédiaire du personnage, Hal Ashby et Colin Higgins se moquent certainement d’une jeunesse bourgeoise attentiste qui croit qu’aux yeux des autres, la vie n’aurait de sens que dans la mort. L’optimisme de Maude, au contraire, est l’expression de ces générations qui sont passées par les horreurs imprescriptibles de la Seconde Guerre mondiale. Le sens profond de Harold et Maude pourrait alors être concentré dans une scène d’une pudeur exemplaire : les deux amoureux sont face à la mer, à admirer un coucher de soleil. Un regard d’Harold sur l’avant-bras dénudé de la vieille dame. Un numéro. La trace indélébile des camps de concentration. Il n’en sera pas plus raconté sur l’histoire de Maude et pourtant il en est déjà dit beaucoup.