Quoi qu’on en dise, le cinéma américain impressionnera toujours par sa capacité à digérer la grande histoire — y compris celle, brève, de ce pays — dans ses procédés pour raconter des petites histoires. Cela vaut aussi pour les épisodes les plus traumatisants, qu’il tâche d’exorciser par la fiction, comme on n’a cessé de le constater dernièrement avec le traitement hollywoodien du 11-Septembre dont le monde n’a pas fini de ressentir les conséquences. Et quand de surcroît les faits eux-mêmes rejoignent la fiction la plus calibrée, avec happy-end en sus, autant dire que les fabricants d’histoires jouent sur du velours. Le spectateur, lui, a plutôt intérêt à se méfier de la facilité.
À ceux qui s’étaient chargés de mettre en fiction la traque de l’instigateur du 11-Septembre Oussama ben Laden, la dream team de Démineurs Kathryn Bigelow et Mark Boal, un tel happy-end aura été servi sur un plateau, certes à l’improviste, la première version du scénario ayant été achevée avant l’élimination du barbu le plus recherché du monde le 2 mai 2011. Cela donne lieu, dans Zero Dark Thirty, à une scène-climax qu’on ne peut qualifier autrement que de « réussie » : la reconstitution en quasi-temps réel de l’assaut des Navy SEALs sur la planque pakistanaise de Ben Laden — l’occasion de la première des deux seules apparitions — à l’état de cadavre — de ce dernier. Le réalisme de l’action discrète (notamment les sons des hélicos furtifs et des armes à silencieux), le découpage alternant pénombre et filtres verts de la vision nocturne, la relative originalité d’offrir le spectacle d’une action brutale fuyant pourtant les regards, la menace du dérapage par l’approche des badauds, tout cela participe efficacement à l’immersion, à la tension et au suspense. La maîtrise de Kathryn Bigelow sur le terrain de l’action est ici parfaitement à son aise — après tout, c’est dans ce domaine qu’elle a su se faire remarquer depuis plus de vingt ans, voire se rendre objet de fascination en tant qu’une des rares réalisatrices actives dans les genres de films « de mecs ».
Film-dossier à charge
Le reste du film n’est que la longue préparation à cette issue : un imposant film-dossier reconstituant la traque de dix ans de Ben Laden. Par le truchement du personnage principal romancé, une jeune agente de la CIA toute vouée à cette quête, Zero Dark Thirty reformule la course à l’information du renseignement américain en un jeu de piste et d’endurance éprouvant à travers le Moyen-Orient, entre bureaux et sites secrets, avec impasses, chausse-trapes parfois meurtrières, courses-poursuites au jugé où même la technologie ne remplace pas vraiment la chance (prenante scène de recherche à l’aveugle d’un téléphone mobile par triangulation en mouvement), mais aussi décisions à prendre au-delà des limites de la morale, dont l’usage de la torture. Sur ce terrain encore, Bigelow remplit le contrat sans accroc, assurant un tempo impeccable, transformant la chasse à l’homme en une sorte de journal des opérations forcément troué d’ellipses, néanmoins captivant et, par certains côtés, épique.
Si on cherche au-delà de ce travail du rythme et du souffle, c’est une autre affaire. Au fil de ce récit touffu et rondement mené, on constate que nonobstant la richesse informative dont dispose et use Zero Dark Thirty, l’opération de Bigelow est somme toute similaire à celle de Démineurs : traduire un contexte réel (la war on terror initiée sous Bush fils et poursuivie sous Obama) en une pure et froide mécanique de tension, de suspense, d’entertainment. Laquelle prime bien évidemment sur le rapport aux faits. Le matériau tiré du réel est certes ostensiblement invoqué et sagement récité, mais jamais interrogé. Quant à l’autre, celui qui fait face au point de vue américain (c’est-à-dire l’Afghan, l’Irakien… bref, « l’Arabe »), il est pour ainsi dire inexistant, ou à la rigueur inconsistant et marginal, tout juste bon à subir en gémissant l’action des enquêteurs, ou à scander le nom d’Allah avant d’exploser (même l’innocent porteur de bombe malgré lui de Démineurs ne savait faire que cela). On pourra objecter, non sans fondement, que ce déséquilibre est une caractéristique du cinéma hollywoodien, qu’on a depuis longtemps appris à l’accepter et à chercher dans d’autres directions l’intérêt de tels films. Il sera répondu, néanmoins, que s’agissant d’événements encore marquants dans les esprits du public et sujets à de multiples questions et doutes (lesquels seront fort peu abordés dans le film), la démarche ne saurait être bénigne, et que le soupçon légitime de quelque arrière-pensée politique ne peut qu’interférer avec l’appréciation de la bonne facture de l’artisanat.
Figures de propagande
En l’occurrence, dans Zero Dark Thirty plus que dans Démineurs où elle avait le champ libre pour s’en tenir à l’action pure, le format du film-dossier oblige Bigelow à s’avancer sur le terrain des considérations sur les faits — et ce faisant, à trahir les sournoises facilités de sa pensée. Cela tient avant tout au prisme qu’elle utilise pour embarquer le regard du spectateur dans cette chasse à l’homme : le personnage principal, cette enquêtrice aux cheveux de feu, sans peur et sans reproche, que rien ne détournera de son but. Un personnage, c’est ce qu’on a du mal à y voir, justement. Sommairement caractérisée, percluse de ces clichés de la femme forte qui rament autant pour dépeindre une femme que sa force (elle doit jurer « comme un homme » pour s’imposer, mais lâchera tout de même sa larmichette à la fin), opportunément privée de vie propre en dehors de son travail, enfin peu aidée par le jeu raide de l’actrice surcotée Jessica Chastain, l’héroïne finit par n’exister que par et pour son objectif approuvé d’avance par le public, envers et contre tout. En vérité, cette figure transparente a moins fonction de personnage que de vecteur : le spectateur est invité à identifier son regard sur les événements à celui de ce truchement, à emprunter ses pas. Et cela s’opère de manière pour le moins insidieuse. Le film s’ouvre et présente d’emblée le personnage par sa scène la plus choquante et polémique, celle de la torture d’un prisonnier à laquelle l’héroïne assiste en tâchant de s’endurcir — des débuts évidemment difficiles. À peine quelques scènes plus tard, la métamorphose est déjà bien avancée : la combattante a moulé sa carapace et forgé ses armes, accoutumée à cette immoralité paraît-il nécessaire de la lutte contre le terrorisme (même les mensonges aux origines d’une corollaire de cette lutte, la guerre d’Irak, sont devenues un détail de conversation), fin prête à plonger dans le bourbier et à se salir les mains pour mener ce qui, vu son obstination et sa foi, ressemble fort à une croisade — une croisade que nous sommes invités à suivre voire à partager, sans trop regarder en arrière (puisque la réalisatrice ne s’en embarrasse guère non plus).
Et qui dit croisade dit infidèles. Tout en présentant cette héroïne comme le fer de lance d’un « camp du bien », le film ne peut s’empêcher de pointer d’un doigt dévalorisant ceux qui, d’une manière ou d’une autre, entravent la bonne marche de sa quête au nom de principes ou de calculs (généralement indissociables). Il y a ceux qui veulent imposer des règles pour rendre la lutte contre le terrorisme plus « morale » (Bigelow ayant choisi d’entrer dans le jeu de la nécessité supposée de s’affranchir des règles morales pour faire prévaloir le bien). Il y en a d’autres qui ne considèrent tout simplement plus Ben Laden comme une cible prioritaire, eu égard au constat que son organisation Al-Qaïda est une nébuleuse dont on peut craindre la capacité à se disperser pour survivre. Il y a enfin ceux qui, rationnels, se refusent tout simplement à adhérer aux intuitions pas toujours étayées de cette combattante aux airs d’illuminée, mais qui obtiendra systématiquement gain de cause. Ces adversaires « de l’intérieur », tous en costume-cravate et postés dans des bureaux parfois hors du théâtre des opérations (aux États-Unis), correspondent à s’y méprendre à ce vieux cliché démagogique des « bureaucrates de Washington », ceux qui empêchent de travailler en rond. On y compte même le président Obama, qu’on n’apercevra que planqué derrière un écran de télévision, niant au micro tout usage de la torture, sous le regard méprisant des agents téléspectateurs sur place, ceux qui mouillent leur chemise et risquent leur peau pour la sécurité des États-Unis. Derrière la trompeuse neutralité du storytelling hollywoodien, il y a bel et bien, ici, un programme politique — plus « Républicain » que « Démocrate », donc. L’étiquette n’est pas un grand mal en soi ; mais elle le devient quand elle s’accompagne d’une telle roublardise visant à fixer des œillères au regard, à écarter toute ouverture vers le doute et les questions. L’objet n’est alors plus seulement un film de genre reconstituant des faits réels en faisant valoir un timide parti pris politique, mais se révèle un insidieux argument de propagande moins intelligent et ouvert qu’il ne le fait croire.