Zero Dark Thirty | © Universal Pictures France
Kathryn Bigelow, à l’intérieur de la violence

Kathryn Bigelow, à l’intérieur de la violence

Kathryn Bigelow, à l’intérieur de la violence

La vérité en face


La vérité en face

En prolongement de la sortie de A House of Dynamite, revenons sur un aspect vivement critiqué des deux précédents films de Kathryn Bigelow, Zero Dark Thirty (2012) et Detroit (2017) : la représentation de la violence.

Avec Démineurs (2008), qui marque sa première collaboration avec le journaliste et scénariste Mark Boal, la carrière de Kathryn Bigelow a pris un tournant inattendu. Identifiée jusqu’alors comme une spécialiste du cinéma d’action commercial, Bigelow se mit à concevoir des récits adaptés de faits réels et étayés par une documentation minutieuse. Elle a ainsi ausculté plusieurs plaies béantes de l’histoire américaine récente : la guerre en Irak (Démineurs), la traque d’Oussama Ben Laden par la CIA (Zero Dark Thirty, 2012) et les tensions raciales dans Detroit (2017), en remontant aux émeutes de 1967. Si ce dernier arc constitue peut-être la part la plus passionnante de son œuvre, Zero Dark Thirty et Detroit ont fait l’objet de nombreuses polémiques[1]Les Inrockuptibles avaient publié une recension des principales controverses, notamment liées au discours supposément pro-torture de Zero Dark Thirty., liées à leur fabrication[2]La production de Zero Dark Thirty aurait utilisé, pour l’ouverture du film, des enregistrements téléphoniques de victimes de l’attentat du World Trade Center sans l’autorisation de leurs familles. On aura aussi questionné dans le cas de Detroit la légitimité d’une cinéaste blanche à s’emparer de ce récit vécu par des Afro-Américains., mais aussi à une question esthétique en particulier : la représentation de la violence, qu’il s’agisse de la torture ou de la brutalité policière. Durant ses vingt premières minutes, Zero Dark Thirty met en scène les sévices infligés par deux agents de la CIA au prisonnier Ammar al-Baluchi (Reda Kateb) dans une base officieuse au Pakistan. Le bloc central de Detroit relate quant à lui la détention d’un groupe majoritairement afro-américain par des policiers blancs à l’hôtel Algiers durant la nuit du 25 au 26 juillet 1967 – tous seront battus et humiliés et trois personnes finiront par être exécutées. Qu’a-t-on reproché à Bigelow ? De trop en montrer et de ne pas assez en dire, ou du moins de ne pas avoir suffisamment questionné ce qui se passe à l’écran. Les films échoueraient de surcroît à articuler la violence qu’ils dépeignent à un contexte plus large et à la mobiliser dans une optique de dénonciation ou d’historicisation, pour se limiter à une figuration spectaculaire, voire complaisante, des événements concernés.

Ces scènes sont effectivement difficiles à regarder, d’autant plus qu’elles s’étirent de manière inhabituelle à l’intérieur de l’économie narrative des films en question. Cinéaste de la fragmentation – comme le démontre une nouvelle fois A House of Dynamite –, Bigelow concentre en l’occurrence son attention pour déployer une durée proche du temps réel vécu par les personnages. Elle marche alors sur une ligne de crête : bien qu’elle veille à décrire exhaustivement le déroulé de l’action, elle ménage, par le choix des angles de prise de vue et la brièveté des plans, une forme de sobriété évitant tout voyeurisme. D’un côté, la plupart des images choc se limitent ainsi à une poignée de secondes et certaines sont reléguées à la bordure du cadre (le corps d’Ammar dénudé par ses geôliers, le meurtre d’Aubrey Pollard dans Detroit, etc.). De l’autre, les deux films ne nous épargnent pourtant aucun des sévices subis, des coups de crosses (Detroit) à la pratique du waterboarding (Zero Dark Thirty). Ce refus de l’ellipse ne traduit pas un désir sadique d’éprouver le spectateur, mais plutôt celui de regarder sous une lumière crue des faits historiques qui, jusqu’ici, avaient fait l’objet de manipulations ou d’édulcorations. Zero Dark Thirty sort peu de temps après la mort de Ben Laden, dont l’exécution est auréolée d’un parfum de victoire par une administration Obama qui nie l’emploi de la torture – le film bat notamment en brèche l’euphémisme d’« interrogatoire renforcé », largement relayé dans la presse de l’époque. Quant à Detroit, il détricote le verdict d’une série de procès qui avaient lavé les policiers meurtriers de toute culpabilité. Plus précisément, les deux films travaillent l’envers d’images lacunaires, à savoir, pour Zero Dark Thirty, les photographies de la situation room lors de la capture de Ben Laden[3]On y voit Barack Obama, Joe Biden et Hillary Clinton, entourés de conseillers et de gradés militaires, suivre à distance le raid sur le domicile du terroriste. La photographie figure d’ailleurs dans A House of Dynamite. ou le cliché de la dépouille du terroriste, puis, pour Detroit, les reportages télévisés de l’époque, dépeignant une insurrection violente de la part des quartiers afro-américains de la ville.

Si on a beaucoup reproché à Bigelow une supposée « neutralité[4]Y compris le texte publié par Critikat à la sortie du film. », son horizon est bien politique : il vise à proposer une contre-histoire en miroir d’une version aussi officielle que fallacieuse. À des fictions médiatiques, la cinéaste répond par une frontalité qui passe par une caméra mobile, focalisée sur le foyer de l’action. Dans l’hôtel Algiers de Detroit, Bigelow circonscrit un périmètre limité où elle souhaite atteindre, par la méticulosité du rejeu, une sorte de vérité de la situation. Ce resserrement aura lui aussi posé question, notamment dans un texte de Libération estimant que « le réalisme abstrait de Detroit se prend à son propre piège » et « réattribue du même coup la violence politique au plan de l’individu, […] ce qui dépolitise l’affaire. » Si Bigelow se limite bien à une poignée de personnages, cette absence de contextualisation est très relative, puisque toute la première partie de Detroit s’attache à capter le climat entourant les émeutes et retrace le parcours de chaque protagoniste, qui témoigne d’une vérité sociale et historique. Surtout, cette stratégie s’explique par un refus absolu du didactisme, lequel serait incompatible avec l’ambition de Bigelow. Tout comme l’ellipse, le recours à la métaphore et à la parabole contreviendrait à son étude des faits. Bigelow se concentre, comme si elle observait au travers d’un microscope, sur une situation spécifique en cherchant moins à généraliser un cas particulier qu’à débusquer le vrai derrière les couches de falsification. Elle fait du reste suffisamment confiance au public pour lier ses films à une peinture sociale plus large – rappelons que Detroit sort dans le contexte du mouvement Black Lives Matter.

Dans l’œil du cyclone

Afin de défendre cette idée d’authenticité, Bigelow adopte donc une approche similaire à celle d’une reporter de guerre, qui observe sans que son appréciation personnelle n’interfère outre mesure. C’est d’ailleurs l’une des raisons du malaise produit par ces scènes de violence : il n’y a pas, chez Bigelow, de distance critique affichée, ou de personnage-relai qui partagerait le jugement réprobateur du spectateur. Dans une logique panoptique, les films adoptent alternativement le point de vue des victimes et des tortionnaires. Même une fois l’action confinée dans l’hôtel Algiers, Detroit maintient une forme de choralité, permettant d’accéder aux apartés du policier Philip Krauss (Will Poulter) comme à ceux des captifs. Épouser ces différentes perspectives ne revient pas pour autant à traiter tous les personnages « à égalité » ou à brouiller les pistes sur ce qui a eu lieu (contrairement par exemple à Rashomon, les points de vue multiples ne se contredisent pas, mais se complètent) : c’est à l’inverse un moyen – à la manière des nombreux regards entrecroisés dans A House of Dynamite – de quadriller une action en l’observant selon tous les angles disponibles.

Les deux films redoublent par ailleurs dans leur récit cette position inconfortable : certains des protagonistes auxquels se cheville la mise en scène pour suivre la progression de l’action, sont en partie responsables de la violence à l’écran. Ainsi de Maya (Jessica Chastain), figure centrale de Zero Dark Thirty et combinaison fictionnalisée de plusieurs membres de la CIA ayant participé à la traque de Ben Laden, ou de Melvin Dismukes (John Boyega), agent de sécurité qui se retrouve malgré lui témoin de la boucherie de l’Algiers. Ces personnages pivots sont aussi clairement identifiés comme complices – par son inaction pour Dismukes, tandis que Maya participe activement à la torture des prisonniers. Les critiques qui confondent l’ancrage de la narration et la position idéologique des films, comme on a pu le lire dans Le Monde, opèrent un amalgame : en dépliant chaque situation, Bigelow nous permet aussi de penser par nous-mêmes et contre les différents protagonistes.

Il y aurait alors, dans la démarche de Bigelow, un souci de documenter au plus près le cœur noir de l’histoire américaine, sans le rempart d’une prudente dénonciation, quitte à friser l’écœurement (dans l’une des dernières scènes de Detroit, on voit d’ailleurs Dismukes vomir, lui qui ne supporte plus de côtoyer les policiers criminels). On pourrait dans cette perspective lire dans une réplique de Maya au début de Zero Dark Thirty le mantra de la cinéaste : alors que son collègue Dan (Jason Clarke), davantage accoutumé à persécuter les prisonniers, lui assure qu’il « n’y a pas de honte à regarder depuis un écran », Maya, résolue, préfère tout de même « retourner à l’intérieur ».

Notes

Notes
1 Les Inrockuptibles avaient publié une recension des principales controverses, notamment liées au discours supposément pro-torture de Zero Dark Thirty.
2 La production de Zero Dark Thirty aurait utilisé, pour l’ouverture du film, des enregistrements téléphoniques de victimes de l’attentat du World Trade Center sans l’autorisation de leurs familles. On aura aussi questionné dans le cas de Detroit la légitimité d’une cinéaste blanche à s’emparer de ce récit vécu par des Afro-Américains.
3 On y voit Barack Obama, Joe Biden et Hillary Clinton, entourés de conseillers et de gradés militaires, suivre à distance le raid sur le domicile du terroriste. La photographie figure d’ailleurs dans A House of Dynamite.
4 Y compris le texte publié par Critikat à la sortie du film.

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