Chronique familiale
Après une tournée des festivals mondiaux passée cet été par Lussas où nous l’avions rencontré, Abbas Fahdel voit enfin Homeland, Irak année zéro sortir sur les écrans français. La durée hors norme du film (près de six heures), si elle laisse au spectateur le temps de faire connaissance avec un pays et ses habitants, a de quoi inquiéter les programmateurs. Nour Films, son courageux distributeur, a fait le choix de segmenter le film en deux séances distinctes, respectant la logique interne de ses deux parties. Avant la chute et Après la bataille disent déjà à quel point le temps est la matière d’un film qui gravite autour d’un hors champ tragique, celui de la seconde guerre du Golfe, et qu’il aura fallu dix ans pour terminer.
Abbas Fahdel revient dans son pays natal qu’il a quitté depuis vingt ans. Il y il filme ses proches pendant près d’un an, de février 2002 à mars 2003. Avant le début des attaques américaines, il observe le quotidien d’une famille ordinaire sous la dictature de Saddam Hussein. Un quotidien où les jeunes adultes s’apprêtent à connaître leur deuxième guerre. Si Fahdel commence son film en nous invitant à la table de sa famille, c’est bien sûr une façon de renouer avec ceux qu’il a quittés si longtemps, tout comme d’inviter le spectateur à se sentir chez eux comme chez soi. Mais c’est aussi que, sous Saddam Hussein, il est dangereux de filmer autre chose que les conversations badines d’une famille unie. L’attente de la guerre donne au temps un air de perpétuelle hésitation. La famille du cinéaste se prépare à la guerre comme elle l’avait fait vingt ans plus tôt, creusant un puits dans son jardin ou protégeant ses fenêtres en prévision du choc des bombardements. En regardant dans un souk des statues d’artisans du passé fixés dans la simplicité de leur activité, la sœur du cinéaste remarque que c’est à cela qu’ils en reviendront, repasser les vêtements avec un fer chauffé au charbon, si le conflit est déclaré. La guerre ne se contente pas de faire balbutier l’histoire dans des situations identiques. Elle fige le temps, arrête l’évolution du pays pour le ramener à une époque du tout artisanal, transformant les hommes en paysans, quel que soit leur parcours. L’après-guerre ouvre les portes de la maison familiale pour aller sur les routes, dans les quartiers, rendre compte des ravages de la guerre et des absurdités de la présence militaire américaine. L’impression que, dans une époque comme dans l’autre, le temps s’est arrêté, est sans doute renforcée par l’écart de dix ans qui a passé entre le tournage et le montage du film, essentiellement dû à l’événement traumatique qui a empêché Fahdel de regarder ses rushes pendant une décennie. La mort de son neveu Haidar, âgé de douze ans et atteint d’une balle perdue survient dans le dernier plan.
Visite guidée dans les ruines
C’est Haidar, enfant qui grandit avec le film, qui nous guide dans les ruines de son pays paraît tout droit sorti du néoréalisme italien auquel le sous titre d’Homeland nous renvoie. Si l’on comprend la référence directe au film allemand de Rossellini, le garçon nous rappelle davantage le sourire du jeune Napolitain de Paisa que le désespoir suicidaire d’Edmund perdu dans les décombres de Berlin. Il se fait aussi cousin éloigné des personnages d’Abbas Kiarostami, lorsqu’il emboîte le pas du cinéaste pour devenir son relais à l’écran, livrant ses réflexions percutantes sur l’état de son pays ou interviewant ses habitants. Dans la violence de villes détruites et sous contrôle ennemi, on est sans cesse surpris par la vie qui résiste, comme les quelques naissances survenues dans la famille pendant la guerre en attestent. La difficulté à rentrer chez soi quand toutes les routes sont plus ou moins arbitrairement barrées par l’occupant n’empêche pas les étudiants de retourner à l’université ou les hommes d’aller travailler.
C’est encore la piste néoréaliste que suit le film lorsqu’un frère du réalisateur visite avec tristesse son ancien studio de cinéma, détruit par les bombardements. Cette scène agit comme un rappel à l’intérieur du film, des conditions de dénuement dans lesquelles s’effectue le tournage. Comme le néoréalisme italien que la destruction de Cinecittà a poussé à tourner en extérieur, Homeland, dans sa seconde partie, est presque exclusivement un film qui court les rues à la rencontre de leurs occupants. Cet homme qui comprend « qu’on se venge d’un régime, mais pas de la culture » met le doigt sur ce que Homeland a de si précieux : il invente les images d’un peuple, confisquées par celles de la propagande de Saddam Hussein, omniprésent sur les écrans de télévision, comme par la télévision occidentale qui a servi le discours d’une guerre invisible, sans corps et sans morts.
Des images, des visages
En arrivant à Paris pour y étudier le cinéma, Abbas Fahdel a suivi les cours de Serge Daney. Dans son article Regarder (la guerre en Irak), le critique de Libération condamne le règne du visuel, flux sans regard qui nie toute existence à l’autre. À retardement, ce qui le rend encore plus touchant et tragique, Homeland semble répondre à ce que Daney appelait de ses vœux : ne pas s’en tenir aux ciels nocturnes zébrés d’éclairs sous le feu des bombardements permanents, mais chercher des visages. Ainsi est Homeland : un portrait de famille. Celle, à proprement parler, du cinéaste, seules personnes qui pouvaient accepter d’être filmées pendant la dictature. Celle, au sens plus large du peuple irakien. Alors que des témoins offrent à nos regards les portraits d’un proche assassiné injustement pendant l’occupation, ils racontent que l’armée américaine leur a interdit de porter le deuil. On comprend alors, en voyant les derniers plans de la tombe de Haidar, qui nous a servi de guide tout au long de cette chronique, que Homeland, sans jamais s’appesantir sur l’horreur et la douleur, est aussi un caveau de famille, un film mémorial du peuple irakien.