Une blonde oxygénée aux gants de cuir blancs et à la beauté froide protège sous son bras un rocker à l’air sombre. Les lunettes sont noires, le blouson bien coupé, les mitaines ajustées ; le bleu-vert pixélisé du fond pourrait être le mur d’une boîte de nuit. Dandysme rock, élitisme branché ? L’affiche n’est pas forcément sympathique.
L’ancien et le moderne
Le couple est pourtant plus mélancolique que blasé, et il y a quelque chose de touchant dans leur manière de se protéger. Ce ne sont pas des stars de la nuit mais deux vampires, Eve et Adam, s’accommodant comme ils le peuvent du monde des « zombies » (les humains), cherchant à survivre (il faut bien du sang !) et à cultiver leur mode de vie. Ils constituent bien un genre d’élite – pas étonnant, lorsque l’on dispose des siècles pour parfaire sa formation – mais pas celui auquel on pouvait s’attendre. Eve et Adam constituent de stimulantes figures du rapport de l’ancien et du moderne. Adam écrit des pièces musicales passant malgré lui, en contrebande, dans les clubs underground de L.A. Mais il est autant d’avant-garde que conservateur ; d’avant-garde parce que conservateur. C’est en passant du luth à la telecaster, et retour, qu’il découvre les tonalités qui conviennent à la post-modernité.
Via Adam, Jarmusch tisse des fils par où se lient l’ancien et le contemporain. Sa maison est à la fois un studio d’enregistrement et un cabinet de curiosité, une galerie de portraits, un panthéon d’objets de tous les âges. Il oblitère quasiment, n’était le pénible iPhone d’Eve, le processus de dématérialisation que nous connaissons, et paraît anticiper, ou désirer, le temps d’un retour à la matière. Le sens historique d’Adam, son goût sûr pour les matériaux et les objets nobles, permettent de redonner son épaisseur au réel : l’amplificateur souffle, le vinyle crache, le violon grince, les guitares son vieilles, les objets techniques sont gros et lourds. L’avenir n’est pas dans l’espace mais sur la terre. La maison et le monde sont pleins de choses à protéger, à nommer par leur véritable nom, avec une méticulosité de botaniste : dalbergia rugosa, Gretsch Chet Atkins 1956, amanita muscaria… De son côté, Eve (parfaite Tilda Swinton sans âge) pratique la littérature universelle en version originale, et ne se déplace pas sans une valise de livre. Ces vampires formeraient en somme d’excellents encyclopédistes et conservateurs de musée – en même temps que leur recul leur donne une longueur d’avance.
Questions d’éthique
Pour se conduire et s’orienter dans un présent relativiste, fragmenté, multiculturel, et pour qui la crise est un état permanent, les solutions ne sont pas politiques ou communautaires mais individuelles. C’est du moins ce qui ressort des derniers films de Jarmusch, centrés sur des individus incarnant des modèles éthiques rigoureux, des manières exigeantes de sentir, de faire, d’évaluer. C’étaient la voie du samouraï dans Ghost Dog, un mélange étrange de spiritualité new-age et de contrôle mécanique de soi dans l’assez désagréable The Limits of Control, c’est quelque chose comme un art de vivre vampire dans Only Lovers Left Alive. Il est vrai que vampire, on ne choisit pas de l’être ; une fois qu’on l’est cependant, il convient de tenir son rang. Devenir vampire, affirme Eve, c’est comme une conversion. Cela donne des droits, mais surtout des devoirs – ceux précisément dont se fiche la petite sœur d’Eve, et qui la rend si désespérément et comiquement humaine.
Même si son échelle des valeurs est supérieure à celle du commun, le vampire jarmuschien n’est donc pas par-delà bien et mal. Il s’interdit par exemple la jouissance de pomper le sang à la source (il s’arrange avec les hôpitaux), et le regard qu’il porte sur l’espèce dont il vient est tendre, parfois soucieux, plutôt que méprisant. Il contribue dans l’ombre aux œuvres humaines et prend soin de les conserver. Il est vrai qu’ayant beaucoup vécu, il est parfois fatigué de lui-même, a des envies d’en finir : à Detroit ou à Tanger, il reste de la vieille Europe.
Only Lovers Left Alive a un genre d’auto-suffisance « art pour l’art », renforcée par l’action réciproque exceptionnelle de l’image et du son, plus aboutie encore que dans Ghost Dog. Le film tourne sur lui-même comme ses premiers plans, où la rotation sur son axe de la caméra le dispute à celle du vinyle. Il serait pourtant réducteur de n’en retenir que l’esthétisme dandy, et pas l’exigence morale qui malgré tout le traverse, mixte singulier d’aristocratisme éthique et d’humanisme classique.