Les personnages de 35 rhums parlent peu. Et lorsqu’ils s’expriment, les mots semblent se cogner à un mur invisible, comme s’ils n’étaient destinés à personne en particulier. Car en vérité, tout passe ici par des silences, où tout se joue dans les gestes, les regards et les quelques sourires que s’échangent des êtres tellement pris dans leurs habitudes qu’ils en oublient que leur vie est à deux doigts de leur échapper… quand ce n’est pas déjà trop tard.
35 rhums est une histoire de familles : celle formée par Lionel, conducteur de RER, et sa fille Joséphine, jeune femme appliquée dans ses études et résignée à une étrange vie de couple avec son géniteur. Il y a une infinie tendresse entre ces deux-là, et un vide béant laissé par une mère dont on ne parle pas. Lionel conduit des trains, Joséphine étudie, et c’est à peine si l’un comme l’autre ose évoquer la possibilité d’une destinée qui pourrait prendre d’autres détours. Pourtant, les possibilités ne manquent pas : une voisine, chauffeur de taxi, qui crève d’envie d’intégrer cette famille qui a presque été la sienne par le passé ; un voisin un peu marginal et voyageur qui voudrait bien que Joséphine baisse un peu la garde ; et des collègues de boulot, copains de fac et autres silhouettes croisées en chemin qui gravitent autour de cette cellule familiale atypique, sans jamais parvenir à en percer le secret.
Quand Claire Denis filme les corps d’Alex Descas (le père) et Mati Diop (la fille) qui s’enlacent affectueusement, elle ne cherche pas à éviter l’érotisme que le geste suggère en dépit du malaise provoqué par le lien filial qui unit les deux personnages. Toute la beauté de la mise en scène réside dans ce refus total d’une fausse pudeur : l’ambiguïté de la relation pourra bien gêner le spectateur (qu’il soit fictionnel, comme les personnages qui gravitent autour du « couple », ou bien réel comme celui qui est assis dans la salle), elle est toute naturelle aux yeux de la réalisatrice. Ainsi, chez Claire Denis, rien ni personne n’est ridicule ou pathétique, aucun geste ne semble déplacé ni malvenu. L’amour de la créatrice pour ses personnages en devient alors bouleversant.
Quoi qu’il en soit, ce père se fait du mouron pour sa progéniture : il a beau être heureux dans cette relation confortable, il voudrait bien la voir vivre un peu, quitter ses bouquins pour sortir, s’ouvrir au monde et aimer, peut-être. La regarder s’occuper de lui comme une petite femme dévouée lui devient alors insupportable. Claire Denis ne filme pas cette prise de conscience tardive comme un rebondissement narratif venant insuffler à sa chronique un semblant de tension. Les personnages évoluent doucement, naturellement et, comme un miroir tendu au spectateur, se révèlent à eux-mêmes au gré d’un événement anodin qui, contre toute attente, marquera un point de rupture et un nouveau départ. La scène en question – un repas improvisé dans un troquet de banlieue après une panne sur le périph’ en plein déluge – est, à ce titre, le point culminant (tant sur le fond que sur la forme) d’un film entièrement dévoué à la célébration du langage des corps, quand les mots ne servent déjà plus à rien.
Dès qu’il s’agit d’ailleurs de filmer la parole, Claire Denis est un peu moins à l’aise, comme en témoigne cette scène un peu artificielle montrant Joséphine en plein débat à la fac. Plus réussies, les séquences mettant en scène le collègue dépressif de Lionel servent le propos : à l’impuissance du verbe s’ajoute l’échec d’une vie vouée à un milieu professionnel ingrat. Vers la fin, Claire Denis entraîne son drôle de couple déboussolé dans un road-trip cathartique en Allemagne qui, au lieu d’aérer la narration, l’emmène sur des chemins de traverse quelque peu anecdotiques. Mais peu importe : de retour à Paris, la vie reprend ses droits. La mort rôde mais, résolument optimiste, Claire Denis offre à ses héros du quotidien une fin radieuse, dont la douce mélancolie enivre autant que les fameux trente-cinq rhums du titre. On reprendrait bien encore peu de ce cinéma-là…