Cinq ans après le tournage de 35 rhums, Claire Denis revient avec un film écrit et réalisé plus rapidement que ses deux précédentes productions (White Material avait même mis plusieurs années à trouver le chemin des écrans). Loin d’être allégé pour autant, Les Salauds se perd même parfois dans ses propres méandres. Cependant, en dépit de son cœur malade, le projet est enveloppé d’un mystère qui emporte le morceau sur les intentions.
La rumeur cannoise (ce n’est qu’une rumeur) aurait mal reçu le dernier film de Claire Denis. Ou plutôt la critique française. Passé cette épreuve qui, dans une obscurité de dix jours, fait éprouver à certains des sentiments contrariés voire contradictoires, le film sort aujourd’hui en salles, quelque peu remanié mais en rien tronqué. Concernant la date choisie, la surprise s’est finalement transformée en cet appétit qui, comparé au creux des sorties estivales, permet de découvrir un film de Claire Denis, génétiquement hors-format et la plupart du temps pertinent. Enfin, de son titre puissant et ses mots imprimés sur l’affiche (« le véritable film punk de la croisette »), il ne faudra évidemment pas s’y méprendre. Simplement se laisser happer par l’inconnu et plonger en eaux troubles, dans un dédale de nœuds viciés, où les corps égarés finissent par dégager des relents nauséabonds.
L’intérêt du récit des Salauds ne démarre pas en trombe mais avance à pas feutrés et dépressifs comme un film noir dénué de véritable exposition (entendre meurtre originel). Les salauds du titre ne se donnent donc pas comme tels et permettent à loisir de regarder ailleurs : la pluie, un homme se suicide, une jeune fille hagarde marche nue dans la rue tandis qu’un capitaine de bateau reçoit un appel de Paris. Un carnage vient d’avoir lieu. De ce carnage, on n’identifiera pas d’emblée les tenants et les aboutissants. La structure en dédales, fondée sur d’incisives sautes, ne désigne donc jamais qui est le salaud de l’autre. Plus concrètement, l’histoire veut que Marco (Vincent Lindon, solide, portant le film à presque lui tout seul) vienne en aide à sa sœur en faisant la lumière sur une entreprise de jeux sexuels impliquant sa nièce, un grand bourgeois et en périphérie, Raphaëlle (Chiara Mastroianni), la femme de ce dernier. Marco emménage alors au-dessus de l’appartement du couple sans que l’on saisisse les véritables intentions de chacun.
Porté pas la musique ruisselante et éthérée de Tinderstincks, Les Salauds tire son épingle en effleurant (sans trop les abîmer) plusieurs genres. Ainsi, cette plongée dans une nuit noire pouvant ®appeler par moments le Lynch de Twin Peaks (les effets en moins) évite de peu la caricature dans sa manière d’y greffer un univers parisien bourgeois. Certes, on pourra dire que celui qui nous est dépeint représente assez peu d’intérêts hormis celui de voir que certains n’ont pas les mêmes problèmes que d’autres. Passé ce syndrome cinématographiquement identifiable et la légère saturation due au nombre de personnages, le ballottement sinueux auquel on est soumis et qui fait retenir son souffle produit cette étincelle que les scénaristes, tout le long du film, étouffent et rallument (sagement) en petits cercles concentriques… Le noyau dur semble aussi se suffire à lui-même grâce à la brutale relation (d’observation sexuelle) qui naît entre Lindon et Mastroianni. Quant à savoir si la perspective finale (sur laquelle repose le film) demeure un sujet-prétexte, on retiendra surtout que son effet est pour le moins efficient. Le tout au cœur d’un film loin des sentiers battus qui, même s’il préfère la dépression à la rage du titre, mérite sa place au milieu des marées de surface inondant nos écrans.