2022 restera une année étrange pour Claire Denis, elle qui accède, avec un Ours d’argent et un Grand Prix cannois glanés en l’espace de quelques mois, à une reconnaissance institutionnelle tardive pour deux de ses films les plus faibles. De prime abord, tout oppose Stars At Noon et Avec amour et acharnement, autant d’un point de vue géographique (moiteur du Nicaragua contre intérieurs parisiens) que de celui des visages qui les peuplent. L’un fait la part belle à un casting international, quand l’autre s’appuie sur une troupe d’habitués – Juliette Binoche, Vincent Lindon, Grégoire Colin, Mati Diop, etc. Les films sont pourtant moins dissemblables qu’il n’y paraît et reposent peu ou prou sur un scénario commun : des personnages pris dans les rets de passions tumultueuses butent sur les murs invisibles d’une prison à ciel ouvert. L’idée est omniprésente dans Avec amour et acharnement. Jean (Lindon) se révèle être un ex-taulard, tandis que Sarah (Binoche) retombe viscéralement amoureuse de son ancien amant, François (Colin), qu’elle croise par hasard au détour d’un contrôle de sécurité à l’entrée des bureaux où elle travaille. Toute la mise en scène est construite autour de ce principe d’enfermement : surcadrages aliénants, gros plans écrasant les visages, inserts sur des détails incongrus (un pass Navigo, des billets tendus à un guichetier) qui mettent en exergue les petits points de passage et d’entrave cadenassant l’espace urbain dans lequel le récit se déploie. Sur ce point, le Covid représente une aubaine pour la cinéaste, qui se sert de l’épidémie dans ses deux derniers films pour nourrir sa vision d’un monde carcéral.
Démasquée
L’incarcération constitue peut-être au fond la grande affaire de Claire Denis, qui a toujours filmé des lieux à demi-fermés (Beau Travail, White Material) ou des communautés isolées (High Life, dans lequel une poignée de forçats étaient envoyés à l’autre bout du système solaire). Il faut reconnaître au film une cohérence, sans toutefois y voir nécessairement un gage de qualité, car elle se fait souvent au forceps – au plus fort d’une dispute conjugale, Sarah revendique ainsi être la vraie « prisonnière » de cette histoire. Une scène en particulier le montre bien, celle où Marcus, le fils métis de Jean, annonce vouloir poursuivre sa scolarité en apprentissage, au grand dam de son père qui, dans une tirade tortueuse, lui reproche de se soumettre à l’idée que sa couleur de peau lui fermerait les portes d’un avenir radieux. Scène gênante, dont on pourrait dire qu’elle tombe comme un cheveu sur la soupe, si sa seule fonction n’était pas de relier entre eux les fils en apparence distendus du récit. Surtout, cette « cohérence » se confond avec un acharnement qui ne va pas sans quelques errements. Le film, qui vise sans ambages une certaine âpreté (cf. les images « pauvres » filmées à l’aide d’un téléphone), abonde de séquences disgracieuses : à quelques exceptions près (dont le prologue, qui montre Jean et Sarah en vacances), tout est gris, bouché, sans profondeur, tandis que le choix du scope contribue au martèlement des mêmes dynamiques (les jeux de reflets et de va-et-vient entre l’intérieur et le balcon de chez Sarah, qui s’apparente à un extérieur factice, comme la cour d’un pénitencier) et à l’écrabouillement généralisé des visages, filmés de très près. Drôle d’effet secondaire du Covid : ce n’est pas le moindre des paradoxes que le cinéma vaporeux de Denis, qui a souvent cultivé un mystère de façade par l’entremise d’un style aussi sophistiqué que maniéré, fasse tomber les masques avec deux films tournés précisément en pleine pandémie.