Pour ceux qui sont encore bercés par le cocon doux et mélancolique de 35 rhums, il va falloir faire le grand saut. Claire Denis nous plonge ici dans une Afrique abstraite et cauchemardesque ; White Material est une œuvre rude et remuante, d’une densité cinématographique peu commune.
Un regard cinématographique de Blanc sur le continent noir pose la question d’une représentation qui tombe bien souvent dans un mélange condescendant de folklore, de culpabilité et d’exotisme. Il faut aussi immédiatement invalider ces aspects concernant celui de la cinéaste française qui se caractérise par l’acuité et l’absence de concession. Fille d’administrateur colonial ayant grandi entre le Cameroun, le Burkina-Faso et Djibouti, Claire Denis connaît l’Afrique, c’est un fait. Sa filmographie frappe par sa capacité à faire entrer Africains (ou plus généralement les Noirs : le duo de « dompteurs » de coqs dans S’en fout la mort, les Antillais de 35 rhums) d’Afrique ou de France dans son œuvre, avec une aisance et un naturel évidents. Ce sont les histoires qu’elle veut et aime raconter, les corps qu’elle désire – au sens charnel – filmer ; sans se poser la question de savoir si elle représente une minorité, par ailleurs peu et mal filmée. Mais la cinéaste ne se contente pas de capter l’autre, à égalité. Elle dispose aussi de cette qualité qui consiste à faire sortir une cinématographie nationale de ses catégories et territoires parfois aux confins de l’étroitesse. Au métissage à l’image répond celui d’influences très diverses, qui iraient de la rudesse d’une frange du cinéma américain des années 1960 et 1970 (pensons à Sam Peckinpah) tout en passant par le Nippon Yasujiro Ozu, pour sa captation d’un quotidien transfiguré. Ceci fait de la filmographie de Claire Denis une des plus singulières qui soit actuellement en France, et des plus stimulantes.
Avec White Material, Claire Denis et sa caméra sont donc de retour en Afrique, ce qui n’avait plus été le cas depuis Beau travail (1999) qui se déroulait en grande partie à Djibouti, après un premier long-métrage, Chocolat (1988), marqué par des souvenirs d’enfance dans un Cameroun aux portes de l’indépendance. Si son dernier film fut tourné dans ce même pays, il s’agit d’une Afrique que l’on peut considérer comme conceptuelle, le pays n’étant jamais mentionné. On est quelque part sur le continent noir, dans un État en proie au chaos d’une guerre civile. Ce pourrait être la Côte d’Ivoire lors des troubles de 2002 occasionnant le rapatriement des ressortissants européens, ou bien le Zimbabwe quand les fermiers blancs furent expropriés sur décision de Robert Mugabe au début des années 2000. Les interventions radiophoniques feraient aussi référence à la tristement célèbre radio Mille Collines, qui joua un rôle non négligeable lors du déclenchement du génocide des Tutsis au Rwanda en avril 1994. Ce n’est sans doute pas la seule raison, mais l’intervention dans le scénario de Marie Ndiaye a pu jouer un rôle certain dans cette dimension abstraite largement identifiable dans son œuvre romanesque, par exemple En famille (1991), ou dernièrement dans Trois femmes puissantes (2009).
Une guerre civile donc, des rebelles et des forces gouvernementales, une atmosphère génocidaire. Un guerrier rebelle en perdition et blessé, « le boxeur » (Isaach de Bankolé), un maire à la manœuvre, des enfants soldats aussi, errants. Et puis des Blancs, les propriétaires d’une plantation de café ; trois générations d’une même phratie : Henri Vial (Michel Subor), le patriarche vieillissant, Maria et Henri Vial (Isabelle Huppert et Christophe Lambert), un couple désuni et leur fils d’une vingtaine d’années, le désœuvré Manuel (Nicolas Duvauchelle). Comme à son habitude, Claire Denis tisse son récit de manière progressive, par petites touches, la narration est mouvante et déconstruite, marquée par une réelle incertitude qui procure ce sentiment d’immense tension, plongeant le spectateur au cœur de ce chaos, bien que le terme ne soit pas l’objet d’un quelconque suspense : la catastrophe est annoncée. Plus qu’un récit d’ailleurs, ce serait plutôt un canevas relié par des fils extrêmement tendus et prêts à se rompre, ce qui renforce d’ailleurs l’abstraction de White Material. Un territoire : la plantation délimitée par des clôtures et le rapport entre cette dernière et la petite ville voisine, lieu d’un pouvoir mal identifié mais où se joue ce qui doit advenir. Ces espaces sont traversés, parcourus ; on rôde dans cette propriété piétinée et violée, aussi bien l’espace agricole que domestique.
C’est une habitude, une marque de fabrique ; le cinéma de Claire Denis s’organise en une formidable machine de captation des corps. C’est une banalité, mais il faut le redire encore, car cette capacité à se caler dans les corps, dans leurs états et leurs émotions, a quelque chose de tout à fait prodigieux. Pensons à ce rare moment d’ivresse où Maria roule à moto dans la plantation avec un sentiment de plénitude et d’ivresse rompu par la découverte, qui la fait basculer subitement dans l’inquiétude, d’un vêtement au milieu de la piste. Et la cinéaste obtient cela avec une plus grande économie de moyen que d’autres adeptes de ces corps à corps caméra-personnage, par exemple Philippe Grandrieux dernièrement avec Un lac (néanmoins très bon). Ce n’est pas l’appareil qui impulse le mouvement, il semble recueillir la décharge de ces enveloppes corporelles qui se présentent à lui. Il y a quelque chose de rythmique, de chorégraphique, et c’est un film que l’on reçoit très physiquement tant sont palpables l’épaisseur âcre de l’air malsain et surchargé, le goût âpre d’une violence prête à se déchaîner. Ceci étant traité avec une photographie marquée par l’ocre uniforme de la terre lourde et un soleil complètement assommant. Évoquons aussi l’utilisation très intelligente de la musique, la superbe composition atmosphérique de Stuart Staples des Tindersticks (qui fait figure d’habitué : Nénette et Boni, 35 rhums…) n’est jamais envahissante ou illustrative, elle ponctue, organise des moments suspendus très en rapport avec des individus dont l’existence s’inscrit en pointillé, et, justement, en suspension, sur le fil du rasoir.
Si l’on devait isoler un fil narratif dans White Material, ce serait le suivant : Maria Vial n’a qu’une idée en tête, obsessionnelle, sauver la récolte de café, la seule chose qui semble la rattacher au réel ; car du reste, elle est rendue aveugle. Et pour ce personnage décollé de la réalité, il n’y a pas d’ailleurs que cette terre. Dans ce rapport à un espace sur lequel un étau se resserre vers une inéluctable décharge de violence, Les Chiens de paille de Sam Peckinpah s’imposent comme une référence, alors qu’avec ce côté « dernier des Mohicans » de la famille Vial, on songe à cette plantation perdue tenue par des coloniaux dans la jungle d’Apocalypse Now Redux : un monde en dégénérescence, finissant et assiégé. Pourquoi de telles comparaisons? Il se trouve tout simplement que Claire Denis pratique un cinéma opératique situé sur le terrain de la puissance et de l’impact, qui atteint ici un point culminant dans sa filmographie. Avec son regard sans complaisance, White Material pourrait bien déranger quelques consciences, notamment parce qu’un regard ethnocentré, par exemple français, serait tenté d’identifier les Vial en victimes d’une revanche des anciens colonisés. Ce serait très réducteur et faire fausse piste, car ce que Claire Denis filme subtilement et avec force, c’est un jugement sans appel : une lourde défaite, et celle-ci appartient à tous, et n’a qu’une couleur, celle de l’humain.