Fraîchement accueilli dans nos colonnes à sa présentation cannoise, Un beau soleil intérieur marque le retour de Claire Denis à un cinéma parisien doux-amer à travers le récit des déboires amoureux d’Isabelle (Juliette Binoche). La noirceur d’âme habituelle de la réalisatrice contraste avec ce portrait lumineux d’une femme d’âge mûr encore ouverte à l’amour, qui joue le rôle d’un formidable révélateur de la part sombre de la gente masculine. Porté par de solides dialogues et une caméra qui épouse magnifiquement l’état de son personnage (des plans appuyés et intenses, des mouvements presque ivres), Un beau soleil intérieur a la beauté de jouer consciemment avec la naïveté des sentiments d’Isabelle sans pour autant s’en moquer.
Fragments d’un discours séducteur
Proie d’amants désabusés, Isabelle est un personnage touchant car désespérément romantique, qui cherche, à plus de cinquante ans et après un mariage raté et moult rencontres hasardeuses, un homme amoureux. Belle femme, mêlant fragilité et force, Isabelle plaît aux hommes qui, chacun à leur manière et pour leurs propres raisons, cherchent à la consommer sans lendemain. Plus qu’un portrait d’Isabelle, Un beau soleil intérieur est en fait une mosaïque de portraits à charge d’hommes – séducteurs, menteurs, hypocrites, lâches, alcooliques, égoïstes, profiteurs… en un mot, des charlatans. Claire Denis met en scène les discours de ces deux étapes de la séduction masculine, ceux de « l’avant » et ceux de « l’après », pour reprendre la distinction qu’opère le personnage joué par Nicolas Duvauchelle, qui, dans le film, rejette Isabelle aussitôt après l’avoir gagnée. Les dialogues, coécrits avec Christine Angot, distillent les non-dits et les sous-entendus : chaque face à face donne l’impression d’assister à un bras de fer amoureux, une partie de poker menteur dont Isabelle est à la fois actrice et victime. On saisit le pouvoir du langage et sa capacité à manipuler directement (un mot doux lancé comme un os à un chien) ou indirectement (un long silence lâche qui entretient tous les doutes). Ces hommes savent mettre Isabelle face à ses propres espoirs et la dernière rencontre, celle d’un voyant incarné par Gérard Depardieu, offre un dialogue particulièrement jubilatoire tant il est ironiquement duplice et manipulateur.
Ivresse du sentiment
Claire Denis séduit par le rythme de son montage, par la manière dont elle étire certains plans et limite les coupures au strict minimum. Les duels amoureux sont filmés au rythme d’un jazz doux (voire doucereux) par une caméra dont le mouvement balancé rappelle l’enivrante scène de séduction inaugurale d’Eyes Wide Shut, celle de ce bal du nouvel an qui voit la rencontre entre un vieux beau et la jeune épouse délaissée (Nicole Kidman). La caméra de Claire Denis fait tourner la tête tant elle se balade d’un personnage à l’autre tout en scrutant avec attention chacune de leurs paroles, chacun de leurs regards, comme autant de trompe-l’œil amoureux dans lesquels Isabelle est tentée de se jeter. Le jeu de Juliette Binoche, qui alterne entre candeur et fermeté, ouverture et fermeture, est mis en valeur par la cinéaste qui n’hésite pas à insister sur sa naïveté (les plans longs sur son visage, le jeu des lumières) et à développer complètement la vague de ses émotions (en témoigne son coup de gueule un peu ridicule contre les amis parisiens tout aussi ridicules lors d’une marche ébahie à la campagne). Elle se plaît surtout à capter la langueur et la douceur du corps de son actrice lors de scènes de lit filmées comme de petits instants utopiques. En plus d’être une excellente analyse des rapports de forces amoureux et une grande leçon de communication, Un beau soleil intérieur se présente comme un magnifique et terrible film d’amour déçu.