Film choral, 600 euros installe son intrigue au cœur d’Ivry-sur-Seine alors que la campagne des présidentielles de 2012 bat son plein. Autour du personnage de Marco, musicien loser et abstentionniste engagé, gravite un petit nombre de personnages dont chacun cristallise un choix pour l’élection, du vote FN à l’abstentionnisme : Leïla, l’immigrée sympathisante socialiste, Moussa, étranger sans droit de vote et militant Front de Gauche ou encore Jacques, veuf désespéré penchant pour l’extrême droite. Ce microcosme dont les destins s’entrecroisent, des petites solitudes aux galères et débrouilles ponctuelles, incarne autant de positions politiques habituellement traduites par un pourcentage ou une catégorisation. À la croisée des stigmatisations et des clichés, portés souvent par les films dits de banlieue qui enferment leurs personnages dans un point de vue caricatural (comme si le banlieusard était une entité à part entière, avec ses codes, son territoire et son langage), le premier film d’Adnane Tragha se réapproprie ces représentations en politisant chacun de ses personnages, et en plongeant son récit dans un réel historique presque documentaire.
Destins urbains
On voyait récemment les Cahiers du Cinéma s’interroger sur l’évolution des représentations cinématographiques de la banlieue (article «Fables Périphériques» de Camille Bui dans le numéro de mai 2016), mais le texte occultait pour une part le cinéma autoproclamé de guérilla. Un cinéma qui s’évertue, comme c’est le cas de 600 euros, à donner une nouvelle représentation des territoires urbains. Un tableau offert de l’intérieur, déroulant la complexité et le désarroi d’un peuple souvent laissé sans voix, ou dont l’incarnation cinématographique est habituellement travestie par une tendance trop romanesque du cinéma social français – comme Camille Bui le fait à juste titre remarquer au sujet de la Bande de filles de Céline Sciamma, ou de façon plus caricaturale encore, par Jacques Audiard et Dheepan.
600 euros ainsi est un de ces films guérilla qui, se réappropriant une parole phagocytée, montre la complexité d’un territoire stigmatisé, et l’ambivalence des caractères qui l’habitent. Le film laisse peu de doute sur les affinités particulières entre Marco et le cinéaste (lui-même originaire d’Ivry-sur-Seine, où le film a été tourné), mais a l’intelligence de ne pas embrasser totalement le nihilisme du personnage, s’ouvrant au contraire aux différents points de vue proposés dans un geste d’illustration documentaire. Entremêlant images documentaires et destins personnels, il rappelle La Bataille de Solférino de Justine Triet : 600 euros a lui aussi ses moments de réels, filmés à un meeting de François Hollande entre les deux tours ou le soir du 6 mai Place de la Bastille. Mais ils tentent moins ici de pénétrer la fiction que de lui donner une toile de fond réaliste, aujourd’hui écho lointain d’une élection qui put être porteuse d’espoir comme de désespoir. Ces moments surtout traduisent l’urgence du geste de Tragha, venu mêler à ces instants documentaires le tournage de sa fiction, comme s’il était capital pour lui de situer ses personnages dans un réel historique.
Tu perds ton sang-froid
Produit avec le soutien des Pépites du Cinéma, véritable vivier de talents qui a accompagné les meilleurs films du mouvement, de Fièvres à Brooklyn en passant par Rengaine, le film d’Adnane Tragha suit les codes de ce nouveau genre, dont Donoma pourrait être le fleuron : petit budget de production, large part à l’improvisation, paysages urbains et populaires, mosaïque de points de vue, prise directe avec le réel. Cela va avec certaines maladresses, dues autant aux conditions de production (imagine numérique froide et parfois repoussante) qu’à la forme cinématographique choisie (comme si le film choral seul était capable de rapprocher au sein de ces fictions les petites folies et solitudes ordinaires des quartiers populaires, pour en traduire la portée générale et politique).
600 euros parvient toutefois à porter une parole libre et non univoque, se faisant le relais de voix silencieuses, gestes désespérés ou luttes pour la survie, qui ensemble s’élèvent comme les signes de la réappropriation, par le peuple lui-même, de sa représentation cinématographique. Si le film se clôt le soir du 6 mai à la Bastille au milieu de la foule et suit Marco dans un geste ultime de détresse, lourd d’évocations, il projette chacun dans les tourments de l’actualité et offre une analyse précise quoiqu’affligée de la réalité socio-politique en question. On la revoit, après les quatre ans qui ont séparés le tournage de la sortie du film, avec un frisson glaçant. C’est tout l’intérêt de ce premier film que de plonger tout à coup notre actualité dans les méandres d’un passé qu’alors on n’écoutait pas.