À double tour, selon certains observateurs de 1959, sonnait le glas du cinéma de Claude Chabrol et la Nouvelle Vague, bien présente au générique. « Ampoulé », « maniéré », « pesant », le film a provoqué un concert d’insultes à sa sortie : il reste pourtant assez déterminant dans la filmographie d’un réalisateur que l’on a rapidement estampillé comme l’entomologiste de la bourgeoisie. Ici et comme souvent, il ne révèle pas seulement les mécanismes de la haute société, mais les entremêlements de toute la société, échelonnée, pervertie de toutes parts, et tente d’y trouver un supplément d’âme au travers de la beauté.
À double tour est le troisième film de Chabrol, après Le Beau Serge et Les Cousins : il a retenu du premier la confrontation du sauvage à la beauté, du deuxième l’idée de chute sociale, indéniablement connectée à la décadence morale. Mais ce n’est évidemment pas en moralisateur que Chabrol scrute ce petit théâtre réifié : la force du regard va au-delà de la dénonciation, de la critique ou de l’observation simple. Il entre dans un monde, l’encercle de toutes parts, l’humanise aussi en en soulignant paradoxalement la bestialité et le vide. Le théâtre en question est la maison des Marcoux : la mère, Thérèse, toujours en deuil d’elle-même et de sa vie maritale rangée, lutte avec vigueur contre un mari volage mais normé. L’objet de toutes les attentions, la maîtresse, Léda, vit à quelques mètres de la forteresse Marcoux, située non loin d’Aix-en-Provence. Comme dans toutes comédie humaine, les seconds rôles n’en sont pas vraiment et imprègnent les premiers : les faux parangons de liberté, Julie la bonne et Laszlo le Parisien libertin ‑personnage à l’origine d’À bout de souffle-, sont tout aussi engoncés dans la caricature et, loin de faire exploser le modèle bourgeois des Marcoux, y participent à plein régime. Les deux enfants Marcoux, Élisabeth, amante sage de Laszlo, et Richard, visiblement bercé trop près du mur, sont les éléments instables d’un ordre en mouvement qui attend l’explosion. Au milieu des hurlements de jalousie et des cris de révolte, il y a Léda, perdue entre le cygne et la gorgone : l’amante, l’extérieur, la Beauté, que l’on ne voit qu’après présentation de la scène principale (la maison) et qui conservera sa posture poétique, éjectée de la sclérose familiale.
À double tour raconte l’assassinat de cette Beauté, irréelle, intouchable, insupportable pour la femme bafouée, pour le mari contraint financièrement à rester chez lui, pour le fils incestueux. Comment tuer la Beauté ? En en prenant les atours et en en masquant la réalité. Il y a toujours chez Chabrol cette lutte de l’être et du paraître, qui ne peut se dénouer que dans l’annihilation de l’un des combattants. Il est vrai que la bourgeoisie fut, pour le réalisateur, la classe du paraître : chez ses personnages plus modestes ‑et ils sont nombreux- la perdition réside dans la volonté de ressemblance ou d’appartenance à une catégorie financière. Comme souvent dans les premiers temps de la filmographie de Chabrol, c’est Bernadette Lafont et sa gouaille presque animale qui incarne l’ordinaire : elle est Julie, la bonne nonchalante qui joue à la patronne dans sa chambre en petite culotte. Elle ressemble à la Marie du Beau Serge et à la Jane des Bonnes Femmes. Elle fait partie de « celles que l’on épouse pas » selon l’expression d’Henry Magnan, celles qui se perdent à trop singer ou intégrer les règles des mondes qui les initient. Elle ne cherche pas à prendre la place des maîtres (contrairement, plus tard, aux personnages d’Isabelle Huppert), elle est le reflet physique du désordre psychologique des autres. Julie loge dans la maison, n’a pas de culture ou du moins n’en fait pas preuve, et accepte son enfermement, physique et social. Son seul atout, pense-t-elle, est son corps, un corps dont elle ne se sert d’ailleurs que peu, dans le travail comme dans le plaisir. La bonne ne désire ni changer de situation ni même l’améliorer, elle la subit. Elle a une âme, mais, en quelque sorte, ne sait pas s’en servir. Julie est programmée pour la médiocrité, destinée à ne rester qu’une pâle copie de Léda.
Le film se déroule sur une journée, sans développer jamais le passé ou l’avenir possible des personnages. Seul le réalisateur, par deux flashbacks, résiste à la soumission aux contraintes temporelles et affirme sa présence, son retrait du microcosme qu’il filme. Il n’y a pour les Marcoux comme les invités aucune ligne d’horizon. Le présent est tout-puissant, sans histoire, et respecte presque la règle des trois unités : l’unité de temps donc, d’action, et de lieu. On a souvent parlé de la maison bourgeoise chez Chabrol comme de l’espace absolu des fantasmes renfermés et des folies sociales. L’assertion est particulièrement véridique pour ce troisième film : la maison des Marcoux est un fort imprenable, partout visible, de la maison de Léda comme du jardin. Elle est un cadre déterminant mais finit par envahir l’écran, le perturbe, le menace par son imposante présence. Seule la ville d’Aix et les bois environnants semblent pourvoir faire office de refuges pour la Beauté/Léda, unique instance qui ne pénétrera d’ailleurs pas dans la maison. Le seul échappatoire de l’action, véritable topos du romantisme, sera la balade d’Henri et de Léda, batifolant dans un champ de coquelicots, avant le retour derrière les barreaux. Et le drame ne surviendra que lorsqu’un représentant des Marcoux osera s’aventurer sur les terres de Léda, osera corrompre le dernier espace pacifique. Le théâtre familial est peuplé de spectateurs qui scrutent, jugent, crient, s’insultent, et se comparent : à la grâce de Léda (Antonella Lualdi) s’oppose la sévérité de Thérèse (Madeleine Robinson, aussi extraordinaire en épouse humiliée qu’en mère inconsciente) et la lascivité excessive de Julie (Bernadette Lafont). Et personne, sauf la Beauté, ne prendra contact avec le monde extérieur, transformant l’autarcie en folie.
La liberté est ailleurs. Dans la maison, point de salut possible. L’acharnement de chacun à rester, par peur pour les enfants, par intérêt pour le mari qui ne peut quitter une « situation qui lui rapporte », par conformisme pour Thérèse, fait bouillonner la marmite. À double tour reste également essentiel pour comprendre les détails du cinéma de Claude Chabrol. Le film en contient les symboles mais aussi les signifiants : quand la maison des Marcoux est faussement flamboyante, jaunie par la lumière naturelle et perturbée par les claquements de portes, celle de Léda est calme, belle plastiquement, peuplée d’objets à la rondeur apaisante. Le cercle est la forme de la perfection, mais celle-ci est trop proche de la ménagerie Marcoux. On retrouve ainsi la prédominance dans certaines scènes familiales du bleu, couleur par excellence de la folie chez Chabrol, et l’utilisation, classique certes, de l’escalier comme espace de création et de dénouement des intrigues. Mais c’est sans doute dans les rapports sociaux que le film est le plus constructeur : nous sommes encore loin de La Cérémonie et de son interprétation de la lutte des classes, mais on trouve dans À double tour quelques schémas porteurs. Celui du couple tout d’abord, qui se hait mais renonce au divorce pour éviter le scandale. Celui de la mère autoritaire et du fils débordé entre un amour filial démesuré et un dégoût grandissant pour la figure maternelle. Prototype du fils dégénéré, Richard déteste la laideur morale de son engeance mais ne pourra survivre que dans la destruction de celle qui menace l’ordre, même chancelant.
C’est la crise qui intéresse le satiriste Chabrol, les moments de vérité justement, où le paraître commun et accepté dérape : les scènes les plus réussies sont d’ailleurs les scènes de violence entre Thérèse et Henri, puis celle, finale et définitive, entre Richard et Léda. On les doit à la qualité des dialogues, d’une cruauté incroyable, écrits par le fidèle Paul Gégauff, mais aussi à la précision du regard chabrolien qui ne fait jamais de ses personnages des pantins soumis à l’omniscience d’un auteur. En traquant les défaillances et la bestialité, il traque aussi l’humanité désespérée des ordinaires, comme Julie et Laszlo, et celle, plus profonde et plus dangereuse, des Marcoux. On retrouve ici le « thème de l’asphyxie de la pureté au contact de la société » selon les termes de Jean Domarchi. Car cette petite boutique des horreurs est une micro-société autarcique, mais métaphorique du monde que filme Claude Chabrol, réalisateur bien ouvert. Ce monde coupe les silences et les paroles ‑la bande-son est ainsi régulièrement parasitée par la musique de Richard, classique, qui tranche avec le jazz de Léda-; il tente de réguler les rapports sociaux mais organise leur désordre ; il met fin aux conflits superficiels et détruit les âmes, simples ou non. C’est un monde d’êtres en souffrance, vidés de leur substance, fermés, à double tour donc.