Bellamy finit comme il commence, par un plan sur une voiture calcinée tombée d’une falaise au bord de la mer. Éternel recommencement pour Chabrol tout d’abord, qui de films en films creuse consciencieusement le même sillon et expose avec son humour teinté de cynisme le mal inextinguible qui taraude les consciences petites bourgeoises. Éternel recommencement pour son film également, qui – en nous proposant pour la seconde fois les mêmes ingrédients à démêler (un « suicide assisté » et un coupable a priori tout désigné) – conclut à l’impossibilité pour le genre humain de se débarrasser de sa face sombre.
La grande réussite du film est incontestablement ce personnage singulier de Paul Bellamy, porté par un Depardieu fragile et vieillissant dont la performance tout en subtilités se rapproche de celle qu’il a livrée dans Les Temps qui changent d’André Téchiné. Commissaire en vacances perpétuelles, célébrité respectée et pantouflarde, Bellamy est éperdument amoureux de son épouse (Marie Bunel, mystérieuse et magnifique de sensualité), ponctue ses réflexions de marmonnements pré-séniles, résiste difficilement à ce qui lui reste de pulsions sexuelles et consacre son temps libre à investiguer pour son propre compte – en parallèle de l’enquête officielle – une affaire de meurtre. Son enquête le passionne, mais il se contente d’un rôle de spectateur : il ne désire pas tant établir la vérité que se délecter de l’histoire qui se déroule sous ses yeux et dont il est un témoin privilégié. Comme on fait durer un bon bouquin, Bellamy n’est pas pressé que cela finisse et ne fait rien pour accélérer la résolution de l’affaire.
Bellamy est un projet ambitieux, et il faudrait plusieurs films pour en épuiser toutes les potentialités et tous les personnages. Chabrol résout ce problème en abandonnant le réalisme au profit d’une approche théâtrale qui lui ouvre de nouvelles possibilités. Il peut ainsi proposer des portraits stéréotypés de ses personnages secondaires sans trop en pâtir (le dentiste homosexuel, la pin-up esthéticienne). Il joue même la carte du cliché à plein régime en affublant ses personnages de noms taillés pour les théâtres des grands boulevards : Jacques Lebas est le mouton noir de la famille Bellamy, Nadia Sancho est la bombe sexuelle, Émile Leullet se paye une opération de chirurgie esthétique, sans oublier Noël Gentil, Claire Bonheur, Denis Leprince et Paul Bellamy… Certains protagonistes de second rang doivent même se contenter d’une simple « fonction » sociale, comme le procureur ou le père magistrat dont le fils est devenu SDF. Mais cette approche théâtrale permet surtout à Chabrol de n’épargner personne, en reliant tous les personnages à l’affaire criminelle, quitte à utiliser de grosses ficelles (la vendeuse de Bricomarché rencontrée dans l’une des premières scènes s’avère être l’ex-petite amie du cadavre calciné, l’élève de la femme de Bellamy n’est autre que le fils du suspect). Tout le monde est impliqué, tout le monde est potentiellement suspect, personne n’est totalement étranger aux meurtres, aux suicides et aux fraudes. Chacun contribue – à des degrés divers mais rarement nuls – à la genèse du « mal », même si l’on se rend compte finalement que certains de ces liens n’auront pas joué d’autres rôles dans le film que celui d’entretenir le doute et la suspicion (est-ce le chirurgien esthétique Bernard, l’ami des Bellamy, qui a refait le portrait du suspect en fuite ?). Dans Bellamy, même le commissaire Leblanc (celui qui mène la véritable enquête, et qui, comme son nom l’atteste, est censé être vertueux) couche avec les suspects. Mais comme Chabrol préfère le gris – foncé de préférence –, il cantonne Leblanc à un hors-champ permanent et ne lui fait pas l’honneur d’être incarné à l’écran.
Le film trouve toute sa richesse dans un double jeu de miroirs. Tout d’abord, celui des résonances entre les différents personnages de Jacques Gamblin. Gamblin joue un agent d’assurance qui essaie de commencer une nouvelle vie sous le nom de Noël Gentil en changeant d’apparence physique et en simulant sa mort dans un accident de voiture, mais aussi le SDF suicidaire que Noël Gentil sacrifie pour tenir lieu de cadavre. Il incarne simultanément le bourreau et la victime, le mal-être et l’être mauvais, et parvient à se tuer à la fois symboliquement et réellement. Renaître ou se tuer, renaître en se tuant, se tuer en renaissant… Ensuite, celui des échos de plus en plus forts entre les motivations, les tourments, les amours, la lâcheté et la perfidie du meurtrier présumé Noël Gentil et la vie de Paul Bellamy, qui entretient des relations tumultueuses avec son frère Jacques (Clovis Cornillac) et qui est soucieux de ne pas voir sa femme lui échapper. Bellamy tente d’abord de tirer des enseignements des rapports de Noël Gentil avec sa femme et sa maîtresse, puis il fait preuve d’une compassion grandissante envers ses pulsions criminelles. Le parallèle atteint des sommets lorsque le frère de Bellamy s’imprègne d’alcool et lance sa voiture dans le vide, reproduisant l’accident-suicide provoqué par Noël Gentil : Bellamy, qui a tout fait pour créer et exacerber les tendances suicidaires de son frère, se retrouve dans la peau du coupable moral. La boucle est bouclée, plus rien ne différencie les grands hommes des escrocs les plus vils.
La seule alternative que propose Chabrol pour échapper aux vices de la bourgeoisie est une croisière en Égypte, dans laquelle sa femme Françoise essaye d’entraîner Bellamy. Mais la perspective d’un séjour sur le Nil – sommet du consumérisme suiviste et inepte – n’est guère convaincante, et l’on ne peut qu’être d’accord avec le maître lorsqu’il refuse le voyage pour se consacrer à l’étude tellement plus fertile de la cruauté de l’esprit humain.