Nous y voilà. La disparition progressive d’une génération de cinéastes pose nécessairement la question de la relève : après Éric Rohmer en janvier 2010, c’est Claude Chabrol, le maître de la peinture sociale, qui franchit le Styx. Depuis dimanche, une avalanche d’hommages s’abat sur la figure du cinéaste français le plus prolifique depuis cinquante ans. Réalisateur gourmand, entomologiste de la bourgeoisie, bon client des médias… les qualificatifs éculés ne manquent pas. On oublie pourtant que Chabrol a d’abord filmé des êtres englués dans une révolte vaine, la soumission sociale et culturelle, la cruauté des rapports de classes, de toutes les classes. Procédant par figures – la folie rentrée, la détermination sociale, l’obsession de l’élévation hiérarchique, le détournement de la loi comme échappatoire –, Chabrol a construit une cathédrale : on en retiendra les premières pierres, comme Le Beau Serge, Les Cousins et Les Bonnes Femmes, films rejetés à leur sortie comme des œuvres dissonantes, peut-être trop perturbantes pour une société qui se satisfait toujours aussi bien d’un status quo politique ; mais il serait bien dommage d’oublier les perles qui ont traversé la filmographie abondante du réalisateur de La Femme infidèle et de Juste avant la nuit : après sa «période pompidolienne», comme il aimait à la définir lui-même, Claude Chabrol n’a jamais cessé d’explorer le mécanisme de la violence. De Violette Nozière à La Cérémonie, en passant par Une affaire de femmes et Madame Bovary, il s’est particulièrement intéressé aux trajectoires féminines, et au combat permanent de certaines strates de l’espèce humaine pour leur survie. Une question reste entière : qui, aujourd’hui, serait capable de filmer la sexualité, la férocité et l’amoralité comme il l’a fait ? Le cinéma ne peut évidemment fonctionner uniquement par filiation, mais la mémoire de ces œuvres, multiples, parfois inégales, souvent fascinantes, elle, reste.