Dix ans après sa mort, cinq films de Claude Chabrol sont restaurés et réédités en DVD/BR par Carlotta, en association avec MK2 (il faudra toutefois attendre encore un peu avant de les revoir sur grand écran : confinement oblige, la rétrospective du 25 novembre a été repoussée). L’occasion de se replonger dans l’œuvre d’un grand cinéaste encore secret, et de s’intéresser plus particulièrement à la tournure que prit sa mise en scène dans ses derniers films.
Pour rendre compte de la finesse de l’écriture chabrolienne, Jean Douchet avait choisi il y a dix ans, dans le numéro que Les Cahiers du Cinéma consacraient à la mort du cinéaste, une scène de Bellamy, son dernier film : le commissaire Bellamy, interprété par Gérard Depardieu, rentre chez lui. Il monte l’escalier et tombe à l’étage sur sa femme et son propre frère, torse nu, qui s’est installé à leur domicile. Le policier, pris d’une suspicion soudaine (le poison de l’adultère s’est-il insinué sous son toit ?), s’avance alors vers sa chambre. C’est là que, pour Douchet, se produit « quelque chose d’étonnant : au lieu d’un mouvement gauche-droite qui accompagnerait les personnages de l’escalier vers la chambre, la caméra panote droite-gauche depuis la chambre, vers les personnages. On part du lit complètement défait, autrement dit de la preuve du crime, et on arrive vers le policier, en l’occurrence Bellamy. En un raccord, on est passé de la projection de ce que Bellamy redoute à la preuve elle-même, dont malgré tout la mise en scène insiste à nous dire qu’elle est irrecevable. Elle le dit par ces jeux de glissement et par la composition des plans, qui ne sont pas ostentatoires, presque indifférents, mais remués de l’intérieur, des plans duels ». L’ambivalence fondamentale de Chabrol tient peut-être justement dans l’articulation de deux principes qui viennent s’équilibrer l’un l’autre : 1) le mal se loge, potentiellement, partout ; 2) mais il est fuyant et mûrit patiemment sous l’apparente placidité d’un monde truffé de surfaces et de reflets. Madame Bellamy n’a peut-être pas couché avec le frère de son mari, mais elle aurait tout à fait pu : objectivement (premier plan), les draps sont défaits ; subjectivement (deuxième plan), la crainte de son époux est renforcée, à défaut d’être prouvable. C’est d’ailleurs ce que répètent avec malice les criminelles de La Cérémonie : « on a rien pu prouver ». Chez Chabrol, on est en somme coupable jusqu’à preuve du contraire ; si les personnages ne sont pas criminels dans les faits, ils le sont en puissance ou en pensée.
Le secret derrière la porte
La redécouverte de cinq films restaurés par Carlotta, L’Enfer, La Cérémonie, Rien ne va plus, Merci pour le chocolat et La Fleur du mal (soit l’ensemble de la période 1994 – 2000, si l’on excepte le magnifique Au cœur du mensonge, mis de côté pour une autre rétrospective à venir), illustre ce principe en même temps qu’il éclaire le cœur secret d’une œuvre certes populaire et prolixe (près de soixante films, sans compter les fictions pour la télévision), mais au fond encore méconnue. C’est que l’on croit connaître Chabrol, dont les films, qui paraissent taillés dans la même étoffe, explorent les perversions de familles bourgeoises et dépeignent la froide banalité du mal, qu’elle prenne possession d’un mari jaloux (L’Enfer), d’une gouvernante analphabète (La Cérémonie) ou d’une épouse bien sous tous rapports (Merci pour le chocolat). Le système de ses derniers films paraît bien rôdé, peut-être même trop bien : il suffit, pour s’en convaincre, de voir défiler au générique les mêmes noms des collaborateurs techniques, au son si identifiable des partitions de son fils, Matthieu Chabrol, son compositeur attitré. Tout est immédiatement familier, attendu, presque glacé, et en même temps les films jouent précisément de cette surface sur laquelle la mise en scène glisse et reglisse pour distiller, touche par touche, de petits décalages. D’où que Chabrol affectionne particulièrement travellings et panoramiques, qui lui permettent d’instiller une légère dissonance à l’intérieur d’une structure où, de prime abord, rien ne jure.
Prenons un exemple, particulièrement retors, tiré de La Fleur du mal, qui ausculte les secrets d’une famille duale, les Charpin-Vasseur. Les Charpin épousent toujours les Vasseur ; d’ailleurs, le jeune François Vasseur (Benoît Magimel) s’apprête à passer la nuit avec sa cousine, Michèle (Mélanie Doutey), qui est aussi devenue sa demi-sœur (avant leur mariage, Gérard, le père de François, était le beau-frère d’Anne, la mère de Michèle – on s’y perd un peu dans ces rapports consanguins). Ils s’embrassent ; ellipse ; un travelling de la gauche vers la droite révèle les deux amants, qui fument au lit une cigarette. Toujours en mouvement, la caméra se rapproche pour partager avec eux ce moment d’intimité longtemps attendu, avant qu’un insert sur la Lune ne vienne achever la scène. Du moins le croit-on : un nouveau travelling gauche-droite, mais qui épouse cette fois l’horizontalité du lit, les révèle dans la même position, quelques heures plus tard, tenus en éveil et perturbés. Par quoi ? Par la pleine Lune, justement, l’excitation des retrouvailles, ou encore la culpabilité de cette étreinte semi-incestueuse ? Non, par une intuition de Michèle, qui suspecte Gérard (Bernard Le Coq) d’une malversation. Par un fondu enchaîné, le visage de François se dissout dans la façade de la maison où dorment leurs parents respectifs, avant que Chabrol ne raccorde sur leur lit. La place de Gérard est laissée vide ; un travelling arrière révèle la chambre, dans laquelle se faufile le père, pris d’insomnie, qui marche jusqu’à la fenêtre, avant que son épouse (Nathalie Baye) ne se réveille à son tour. La séquence prend ainsi la forme d’un coup de billard à trois bandes : l’enchaînement des mouvements coulissants participe d’une fluidité générale en même temps qu’il opère une série de cassures et de brèches. Si le premier travelling s’inscrit dans la continuité d’un mouvement (le baiser) pour dévoiler sa finalité (le post-coït), sa répétition, peu naturelle après une nouvelle ellipse, vient introduire un doute, lui-même entériné par la manière dont la mise en scène passe d’une couche à une autre en renversant comme un gant les modalités de la découpe (on part cette fois du lit, à moitié vide, de la gauche vers la droite). De la sorte, Chabrol lie distinctement deux chambres où plane la même ombre d’un inceste entre cousins, tout en pointant que l’essentiel se trouve ailleurs, dans cet autre mal, plus pernicieux, qui tient les deux couples éveillés à des kilomètres de distance. Si Michèle ne connaîtra pas le fin de mot de l’affaire, le générique d’ouverture, qui évente d’emblée tout suspense, dévoile pourtant les conséquences de ce doute lancinant. Paradoxe typiquement chabrolien : l’opacité cohabite avec une pleine transparence du récit, qui alterne soigneusement mystères et révélations. Avec malice, la mise en scène confirme plus tard une autre suspicion à propos de Gérard, en le suivant dans le « secret » de l’isoloir d’une élection municipale pour dévoiler son vote. L’ironie de Chabrol repose beaucoup sur ce type de renversements et de déplacements, en faisant la lumière de biais, pour maintenir une résistance de la signification. Il n’existe, au fond, aucun secret d’importance dans l’ensemble des films concernés (y compris L’Enfer, qui repose pourtant sur les hallucinations de son personnage principal), mais jamais un film de Chabrol ne lève pleinement le voile sur la psyché malade de ses figures. Il faut voir à travers, percer la surface des choses, suivre les déplacements de la caméra, qui cherche la faille par laquelle s’engouffrer « au cœur du mensonge ».
La femme-araignée
Cette approche, qui fait la part belle à l’ambivalence, participe de la difficulté à saisir dans son ensemble la filmographie de Chabrol, cinéaste inégal mais rarement pleinement décevant. Chacun de ses films, même mineur, trouve matière à des trouvailles fugaces ou des ruptures de ton dans ce rapport à la surface. Rien ne va plus en est un bon exemple : tournée entre La Cérémonie et Au Cœur du mensonge, cette atypique comédie policière (Michel Serrault et Isabelle Huppert y jouent un couple d’arnaqueurs pris dans les rets d’une combine alambiquée) se présente ouvertement comme une récréation, avec la légèreté que la chose implique. La surface glacée du film devient ici la condition de décalages comiques, portés notamment par de petits détails (l’accent outrancier de l’hôtelier joué par Thomas Chabrol) ; on se croirait parfois devant un film d’Hitchcock piraté par une comédie, mais une comédie plus atonale que drôle. Il n’est pas anodin que la musique joue une importance grandissante dans le Chabrol dernière période : La Cérémonie s’achève sur un opéra (Don Giovanni), Merci pour le chocolat met en scène deux pianistes, et Rien ne va plus trouve son acmé dans une scène où résonne le finale de La Tosca, joué, rembobiné puis rejoué – la scène, l’une des plus fantaisistes de son auteur, s’emballe et se convulse. C’est que les glissements de la caméra ont aussi une valeur rythmique, en cela qu’ils dérèglent la discrétion apparente de la mise en scène, qui paraît parfois s’engoncer dans le confort molletonné des décors.
La « petite musique » chabrolienne, à chaque fois fondée sur le couple fluidité-cassure, évite toutefois le spectre de la routine par la variété des dispositifs qu’elle met en place. Dans La Cérémonie, la partition repose sur une série de renversements, voire de traversées de miroirs (les glaces de la maison bourgeoise, mais aussi la télévision devant laquelle reste fixée la gouvernante), qui « cachent » en pleine lumière un secret : le personnage de Sophie (Sandrine Bonnaire) évolue dans un monde auquel elle reste fondamentalement étrangère (son analphabétisme, qu’elle tait mais que la mise en scène ne cesse de désigner). Sophie ne se fond jamais dans le décor qu’on lui assigne, par insuffisance de sa part ou par volonté (son arrivée dans la gare, où elle brise le protocole de la situation en se tenant à un autre endroit que celui où l’attendait son employeur). À l’inverse, l’inquiétante Mica de Merci pour le chocolat ne fait qu’un avec le décor de sa maison ; calée sur le tempo chabrolien, elle tisse sa toile, telle une araignée, à force de panoramiques et de travellings, qui lient entre eux ses victimes. C’est d’ailleurs ainsi que la figure Chabrol, en faisant du mobilier autour d’elle (des chaises, une table), une extension de son corps frêle, pour former celui d’une créature arachnide. Derrière l’épouse et la mère bienveillante se dévoile, dans les plis des scènes, un monstre en puissance, dont l’emprise perverse contamine l’espace autour d’elle – et en elle-même, comme en atteste le dernier plan. Voir un film de Chabrol, c’est suivre la lente progression d’un poison qui se répand l’air de rien, sous la surface des apparences.