La scène d’ouverture d’Une affaire de famille de Hirokazu Kore-eda, Palme d’or 2018, n’est pas sans emprunts chapliniens : dans un supermarché, Osamu (Lily Franky) apprend à un enfant du nom de Shôta (Jyo Kairi) les principes du vol à l’étalage. Déjà dans le Kid de 1921, John accompagnait Charlot dans ses petits délits, brisant les fenêtres de bâtiments que son acolyte réparait ensuite en tant que vitrier. Mais cette influence s’évanouit aussitôt et le canevas cinématographique prend un air de fixité tout en renouant avec le thème central du cinéaste, à savoir les codes familiaux déconstruits. Car la famille Shibata – dont il est question ici – est « hors-système » : Osamu et sa compagne Nobuyo (Sakura Ando) survivent grâce à de maigres rapines et petits boulots, profitant aussi de la pension de la grand-mère Hatsue (Kirin Kiki) et du salaire d’Aki (Mayu Matsuoka), la sœur de Nobuyo qui travaille dans le soft-porn. Ils accueillent bientôt Yuri, trouvée sur le chemin de la maison, et se rendent compte qu’elle a été victime d’abus et de violences physiques.
Du pareil au même
Au regard de la filmographie du cinéaste et de la structure interne du long-métrage, l’affaire de famille apparaît plutôt comme une affaire de redondance. Bien souvent, Kore-eda procède d’une stricte répétition du même à travers une logique de création du lien : unifier pour désunifier, construire pour déconstruire. Dans Tel père, tel fils, Ryota (Masaharu Fukuyama) apprend à être père et à aimer un fils qui n’est pas le sien, le perdant au moment où il s’unit enfin à lui. Dans Une affaire de famille, Yuri ne s’unit vraiment aux Shibata qu’au moment où elle est contrainte de les quitter pour une autre famille. À fortiori, le film répète dix ou quinze fois les mêmes scènes – un bain, un repas, l’achat de vêtements, une balade visant à rapprocher les différents membres de la famille : tantôt Hatsue et Nobuyo dont les liens sont à l’origine ténus (Hatsue étant plus proche d’Aki), Aki et son beau-frère Osamu, voire le couple central. Ce conglomérat de scénettes laisse transparaître les coutures de l’intrigue comme elles donnent l’impression d’une émotion forcée et l’on pourrait arguer que seules les scènes de repas (entre nouilles et boulettes de gluten) sont vraiment réussies car leur apparente simplicité laisse entrevoir une véritable exaltation de l’être et du réel. Excepté ce fait, le décalque apparaît jusque dans la caractérisation des personnages – celui de la grand-mère étant peu ou prou le même que dans Après la tempête (bien que Kore-eda ait su tirer parti du visage expressif de Kirin Kiki, vétéran du cinéma japonais décédée récemment).
Thriller et faux-semblants
Entre la disparition de la petite Yuri, l’alerte enlèvement et l’avancée de l’enquête montrée de manière sporadique à la télévision, le cinéaste renoue avec le genre qu’il préconisait dans The Third Murder. Mais l’emploi du thriller est une poudre aux yeux destinée à combler les lacunes du conglomérat de scénettes par des soubresauts narratifs parfaitement dispensables (les multiples rebondissements n’ont d’autre but que de forcer la désunion de la famille). Le plus dommageable demeure sans doute la scène d’interrogatoire caricaturale qui se veut à la fois comme une critique et une allégorie de la société : le couple central ne fait pas tant face à la police qu’à toute la hiérarchie d’état et les questions auxquels ils sont soumis concernent moins un pan de l’intrigue que leur statut de marginaux et donc d’ennemis de la société. La scène manque d’ailleurs de finesse dans l’exécution, les champs contre champs frontaux et le cadre extrêmement centré (allié à la position des personnages dans celui-ci) accentuant un peu plus le côté affecté de l’ensemble. La parabole est de toute façon accessoire, le cinéaste plaidant dès les premières minutes du film en faveur d’un couple marginal et vu d’un mauvais œil – les multiples scénettes languissantes ne font que renforcer ce sentiment-là, notamment par l’isolement constant (et en partie voulu) des Shibata.
L’ardente défense de la famille ferait presque passer le long-métrage pour ce qu’il n’est pas : une justification du bien-fondé de la marginalité, où chaque comportement des membres se doit d’être justifié de manière à paraître légitime. Car tout au long du film (l’on pourrait prendre l’exemple de la rencontre avec Yuri, du premier contact froid avec Nobuyo jusqu’à l’établissement des liens), il y a toujours cette volonté de rappeler que leur comportement à priori répréhensible et immoral recèle une nature profondément bonne. Pourquoi le comportement des marginaux devrait-il être justifié ? In fine, ce n’est plus la stricte répétition du même, l’émotion forcée et l’emploi maladroit du thriller qui pose problème mais bien le postulat de base d’un cinéaste légèrement à côté.