Un homme calme, au sourire bienveillant. De passage à Paris quelques semaines avant la sortie de son film, Hirokazu Kore-eda nous accorde un entretien dans un petit salon du Quartier latin et revient avec entrain sur la conception d’Après la tempête, ses partis pris de mise en scène et ses souvenirs d’enfance.
Comment est née l’idée du film ?
La toute première fois que j’ai pensé à ce film, c’était en pleine nuit. Dans chaque maison japonaise, il y a un autel pour les aînés sur lequel on doit faire brûler tous les jours un bâtonnet d’encens en la mémoire des défunts, ce que je ne fais pas souvent. Ce jour-là, j’ai décidé de nettoyer l’autel : j’ai versé les cendres d’encens dans un papier journal, en utilisant une paire de baguettes, et j’ai gratté les restes des bâtonnets grâce à un cure dents. Ça m’a évoqué les restes humains que l’ on recueille traditionnellement au Japon dans une urne après la crémation. J’ai pensé à mon père, un homme qui n’a probablement pas eu la vie qu’il aurait souhaité avoir, et ça m’a donné l’envie de faire un film sur un fils qui, en pleine nuit, nettoie l’autel de ses parents et pense à sa famille. L’histoire de Ryota, qui se retrouve chez sa mère un soir avec son fils et de son ex-femme, s’est ensuite construite autour de cette séquence-là.
Quelle était votre intention initiale : raconter l’histoire d’une famille désunie, qui se reconstitue le temps d’une tempête, ou l’histoire de l’après, comme le suggère le titre français du film, celle d’un nouveau départ après le temps de cristallisation que propose le typhon ?
J’aime bien le mot « après », mais ce n’est pas dans le titre original japonais. J’ai filmé dans la cité de mon enfance, dont j’ai un souvenir très clair, en particulier les lendemains de typhons, lorsque la lumière scintille et donne l’impression que la ville a été nettoyée. C’est un film qui imbrique plusieurs souvenirs et problématiques auxquels je suis attaché. Le film débute aussi dans un après : après le décès du père. C’était aussi le cas dans Notre petite sœur (qui s’ouvre sur des funérailles), dans Nobody Knows (la disparition de la mère) et dans Still Walking (après la mort du frère aîné). C’est un motif d’ouverture auquel je suis très attaché.
Je filme beaucoup la disparition, mais ce qui m’intéresse en réalité, c’est la façon dont la famille se recompose après la perte. Les rôles se redistribuent. La régénérescence de la structure familiale dans une nouvelle forme permet de réfléchir à sa place à soi. J’ai développé cette préoccupation quand ma mère a disparu. C’était aussi le moment où ma femme est devenue mère, ce qui m’a fait prendre conscience que les rôles sont voués à se succéder.
La figure de la pieuvre en plastique au centre de la cité est un beau détail qui semble assez matriciel. Le père se souvient s’être réfugié à l’intérieur un jour de tempête, et y amène à son tour son fils. Est-ce un élément autobiographique ?
Le détail initial n’était pas la pieuvre elle-même, mais plutôt le souvenir d’une construction dans un jardin d’enfants. Dans les années 1970 et 1980, il y avait toujours au centre des cités un toboggan en forme d’objet. Dans ma cité, c’était un coquillage en forme de spirale, qui donnait son nom au parc. Il y avait également le parc de la tulipe et celui de la rose. Or un jour, un enfant est tombé du coquillage et le toboggan a dû être détruit. J’ai donc trouvé cette pieuvre qui était dans un autre lotissement et l’ai intégrée au film. Aujourd’hui, ces squares, qui ne sont plus fréquentés par les enfants, ont tendance à disparaître.
Les personnages interprétés par Kirin Kiki et Hiroshi Abe ont le même prénom dans le film que dans Still Walking. Quel parallèle avez-vous souhaité établir entre ces films ?
Après avoir tourné Still Walking il y a une dizaine d’années, nous nous sommes dit avec Hiroshi Abe que nous souhaiterions refaire un film ensemble sur la famille. À l’époque il n’avait pas d’enfant, et moi non plus. Nous nous sommes chacun mariés depuis et sommes devenus pères. Nous avons donc voulu revenir au cinéma sur ces nouvelles étapes de nos vies. Peut-être dans une dizaine d’années à nouveau, quand nous aurons la soixantaine, nous en ferons un triptyque ! L’idée que les acteurs et le réalisateur se suivent et vieillissent ensemble me plaît beaucoup. C’est idéal comme relation de cinéma, cela permet de produire des variations sur un même thème — même si les situations et les personnages sont différents d’un film à l’autre.
Un personnage du film compare les histoires d’amour des femmes à des peintures à l’huile, dont les premières couches continuent à vivre lorsque l’on repeint par-dessus. C’est une technique picturale qui implique un rapport au temps particulier : est-ce que vous pensez à vos films, à votre mise en scène, de cette manière, comme des couches successives sur une même toile ?
Vous avez sans doute remarqué que je n’utilisais pas de flash-back, car cela ne me plaît pas : la caméra filme l’instant présent. Dès lors, mon obsession sur un tournage est de pouvoir intégrer le passé et le futur dans l’image, au présent, de façon à créer des résonances sans passer par des dialogues qui évoquent des événements passés ou à venir. L’instant doit contenir les trois dimensions temporelles à l’écran. J’insiste beaucoup là-dessus en tant que réalisateur, je pense que cela correspond à ce que vous évoquez.