« L’avenir est femme, l’avenir est sorcière » : deuxième long-métrage de Bertrand Mandico, After Blue (Paradis sale), qui se déroule dans un futur lointain sur une planète où les hommes ne peuvent survivre, semble faire suite aux Garçons sauvages, dont le récit accouchait de cette prophétie. Mandico y racontait comment des adolescents, condamnés pour un viol et un assassinat à la déportation sur une île mystérieuse, se transformaient progressivement en femmes au contact de ce territoire « en forme d’huître ». Il faut revenir sur ce premier long, qui a cristallisé une forme de malentendu concernant le versant supposément politique du cinéma de Mandico. La figure de la sorcière, qu’After Blue réinvestit également avec le conseil matrimonial du village où vivent Roxy (Paula Luna) et sa mère Zora (Elina Löwensohn, l’actrice fétiche de Mandico), a recouvré ces dernières années, notamment avec le succès de l’essai de Mona Chollet, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, une portée politique et féministe ; il s’agit précisément d’une femme « puissante », libre, en rupture avec la société patriarcale. Entre deux rêveries opiacées et jeux de mots littéraires, les « garçons sauvages » (joués par des actrices) se faisaient le relais de ce discours sur un « devenir sorcière », prônant la transition vers un futur transgenre, fluide et hybride.
Oui mais voilà, il y a un nœud : la forme, elle, restait invariablement du côté du phallus. En témoigne, entre autres, la fameuse scène du viol, qui résumait bien l’horizon plastique du film : l’éjaculation, l’accomplissement de la pulsion, allégorisée par une tête de mort diamantée baptisée Trevor. Paillettes, fumées, couleurs, surimpressions : Mandico travaille une esthétique du fluide qui, en particulier dans ce premier long, débouchait sur des séquences par à‑coups, calquées sur un va-et-vient inlassablement relancé. Montée de la sève, petite mort, redescente, amollissement, et puis on recommence. Jacques Lourcelles disait de Raoul Walsh qu’il filmait comme il respirait ; on pourrait dire de Bertrand Mandico qu’il filme comme il se masturbe. Queer, son cinéma l’est assurément. Féministe, en revanche, cela se discute, et le désagréable goût en bouche que laissait Les Garçons sauvages tenait à une forme d’hypocrisie du film, qui semblait en fin de compte vouloir plus ou moins masquer ce qui l’animait. La première occurrence de la couleur accompagnait d’ailleurs une scène où la bande apparaissait masquée, tandis que le viol, quelques minutes plus tard, était décrit en ces termes par la voix-off de l’un des personnages : « Nous voulions aller au bout de notre mise en scène, sans penser aux conséquences, croyant l’épater [NDLR : la victime]. » Entre vernis féministe et distanciation réflexive sciemment affichée (difficile, au regard de ces signaux qui font parade, de parler d’impensé), le film cherchait à figurer l’élan de la « transe » (pour reprendre à nouveau l’un des dialogues commentant le viol) tout en prétendant, peut-être sincèrement, vouloir le canaliser. Autrement dit, la part discursive du film réinscrivait la mise en scène dans un tout autre horizon que celui qui au fond la dynamisait (la jouissance, et plus particulièrement la jouissance masculine), de manière par ailleurs vague, le politique y étant une affaire d’incantations magiques et de tirades érotico-poétiques.
Shéhérazade et l’onanisme
Pour sortir du brouillard que les films de Mandico entretiennent, le plus simple est de partir d’éléments concrets. Prenons-en un, tout à fait éloquent. Roxy, l’héroïne d’After Blue, ne fait tout le long du film que deux choses : d’une part, raconter son histoire de manière rétrospective, et d’autre part, se masturber. Or, justement, chez Mandico, il s’agit de la même action : se masturber, c’est se raconter une histoire, un fantasme ou une vision. Car Mandico est un metteur en images, plus qu’un metteur en scène, qui joue avec les formes (c’est son côté laborantin, dont parlait Jean-Sébastien Massart lors de la sortie des Garçons…) en puisant dans différents catalogues et imaginaires. L’ouverture du film, qui atteste de la plasticité extrême de la pellicule, dévoile ainsi un cosmos où s’affiche un titre renvoyant quant à lui plutôt aux couleurs et à la texture d’une boîte VHS. Là encore, le film met en avant un idéal d’hybridité, en même temps qu’il fait étalage de sa préciosité. Il n’est pas anodin que Mandico nourrisse un culte de la pellicule (il parle en entretien de « miracle », de « chimie » ou de « magie ») dont il n’est pas le seul adepte au sein d’un certain cinéma estampillé « d’esthètes ». Elle est tout à la fois le garant d’une « élégance » (cf. l’ultime réplique des Garçons sauvages : « Ne soyez jamais vulgaires. ») et la condition d’un magma de formes aussi fluides que parfois floues, à l’image du discours plus ou moins « politique » des personnages. De prime abord, After Blue, c’est la matérialisation de la prophétie préalablement évoquée : un monde après la terre, un monde sans pénis, quand bien même quelques tentacules et bestioles gélatineuses font office de godemichés organiques. La disparition apparente du masculin s’avère toutefois partiellement illusoire : Mandico investit un imaginaire de western de science-fiction dont la trame épouse peu ou prou celle d’Apocalypse Now, Roxy et Zora devant traquer une guerrière terrifiante du nom de Kate Bush (Agata Buzek), dont le trait le plus distinctif (outre son sexe-troisième œil, que seule Roxy a pu entrapercevoir) est un bras velu, l’atmosphère de la planète décuplant la pilosité de ses habitantes. De ce membre, on dit qu’il est le « bras vengeur d’After Blue ». Vengeur de quoi, au juste ? A priori, de l’extermination des mâles. De fait, le film dépeint moins un monde sans hommes qu’un univers où le phallus se serait disséminé un peu partout dans un milieu exclusivement féminin (ou presque, si l’on tient compte de la présence d’un androïde). On en revient à l’île des Garçons sauvages, à ceci près que l’esthétique de Mandico, en lieu et place de la figuration d’un monde « fluide », organise davantage un renversement : le patriarcat devient un matriarcat, tandis que la sorcière n’est désormais plus l’exception, mais la norme.
L’opération n’est en soi pas sans intérêt et ouvre sur une question de mise en scène que Mandico aurait pu investir : en faisant de la marge une norme, comment peut dès lors s’incarner le « déplacement » qu’induit par essence la transidentité ? Les Garçons sauvages s’articulait autour d’un voyage et d’une métamorphose, là où After Blue épouse la forme d’un aller et retour, entre le village (point de départ et d’arrivée) et la tanière de Kate Bush. Cette forme narrative illustre bien la manière dont le film piétine un peu, pris au piège de son propre imaginaire qui, finalement, n’encourage pas autant qu’escompté la traversée d’états et d’espaces mentaux en principe poreux. À la manière de Roxy qui, de l’aveu de sa propre mère, n’a de cesse de se glisser dans des « trous », le film se love dans des scènes repliées sur elles-mêmes s’apparentant à de petites stases plastiques. Ce n’est guère un hasard si Mandico a tourné beaucoup de courts et de clips : il s’agit de sa forme de prédilection, y compris dans ce film-ci, qui semble pourtant dans un premier temps prendre les atours d’un récit picaresque.
Sous la surface
La fluidité ne s’incarne dès lors essentiellement que sur un plan symbolique. D’abord par le poil, qui pousse vite et que l’on rase fréquemment (c’est d’ailleurs la profession de Zora). Ensuite par les pistolets, élément naturel du western et persistance la plus évidente du phallus dans un monde qui semble avoir tourné la page de la domination masculine. Par l’un de ces petits jeux comiques dont Mandico est coutumier, les armes deviennent l’incarnation d’une hybridité de façade : tel fusil est un « Gucci », tel revolver un « Paul Smith ». Voilà pour l’entre-deux et la dimension fluide d’une esthétique dont les circonvolutions cachent tout de même difficilement la pauvreté de l’imaginaire : des femmes poilues et des canons qui portent le nom de sacs à mains. Dans le même temps, on sent bien que le cinéaste a décidé d’y aller un peu plus légèrement sur les pénis — il y a bien des grands animaux et des bouts de décors phalliques, mais on est loin de l’abondance des végétaux turgescents des Garçons sauvages. Ce (léger) pas de côté, cette disparition relative du motif fondamental du système Mandico, dévoile aussi d’autres de ses limites, au détour de scènes dévitalisées, notamment celles qui émaillent le trajet de Roxy et Zora vers la mine de Kate Bush. Par exemple, on peut relever un drôle de paradoxe pour un soi-disant cinéma de la transversalité : comme dans Les Garçons…, Mandico est plus à l’aise pour filmer la destination (et plus précisément un décor qu’il peut peupler de babioles et de fétiches) que le voyage. On parle aussi peu de son rapport aux actrices, qui se révèle plus étroit qu’attendu : elles brillent davantage dans des rôles très en surface, comme ici Vimala Pons en sorcière aristocrate baptisée Sternberg (énième citation appuyée), là où Elina Löwensohn, qui campe la mère apeurée de Roxy, fait un peu peine à voir dans un rôle à rebours des poses affectées auxquelles elle nous a habitués. Si After Blue devait être pour Mandico le film de la confirmation (du moins, à une plus grande échelle), il s’affirme plutôt déjà comme celui du surplace, et entérine le peu de marge de manœuvre dont dispose le cinéaste, englué dans un imaginaire à la fois vide et trop sophistiqué, flou et surchargé. Surtout, il laisse entrevoir un devenir autrement plus funeste pour ce cinéma de la jouissance : celui de l’impuissance.