Rencontre avec Bertrand Mandico alors que sort ce 2 septembre Hormona, un programme imaginé par le cinéaste autour de ses trois derniers courts-métrages, soit Prehistoric Cabaret (2013), Notre Dame des Hormones (2014) et Y a‑t-il une vierge encore vivante ? (2015). Un bel avant-goût de son cinéma, avant son premier long métrage, Les Garçons sauvages, qu’il tournera cet automne à La Réunion.
Vous sentez-vous un cinéaste français ?
Oui, peut-être… En tout cas, j’assume de plus en plus cette notion. Mais au début, pas vraiment, l’idée de frontière m’est insupportable, peut-être la présence de contrebandiers chez certains ancêtres. Je sens la forte influence du cinéma français dans mon rapport aux dialogues qui sont de plus en plus présents dans mon travail, très influencés par des textes liés à un Surréalisme (Pop) comme ceux de Jean Genet, Jacques Sternberg, Pierre Louÿs… Et Blutch dont j’aime énormément la part dialoguée dans ses albums de BD. Quand j’ai commencé à réaliser mes premiers films, je lorgnais ailleurs, surtout vers l’Est, l’Europe en général, le Japon.… Je ne faisais pas mes films contre un certain cinéma français, mais avec la volonté de faire des films libres, hybrides, intemporels et apatrides… Des films que je voudrais découvrir en tant que spectateur, appartenant à la filmographie d’un cinéaste mystère. C’est ma première pulsion ! Mais je déteste les contrefaçons… Je fais partie d’une génération de cinéastes qui digèrent des déferlantes d’images animées et films en tout genre. Inévitablement perméable donc. Mon style m’est venu par défaut, je fabrique comme je peux, contournant un certain académisme, pour libérer mes obsessions, dans un rituel de fabrication qui me porte. Quand un film est terminé, je l’observe comme une mue abandonnée sur une branche, je finis par me sentir étranger à mon propre travail. Et pour revenir à votre question les personnes qui voient mes films pensent que je viens d’ailleurs… Tout comme les gens qui me découvrent physiquement…Cela m’amuse beaucoup d’être un étrange étranger. L’ironie c’est qu’il y a 6 ans, à Trieste, on m’avait invité pour une rétrospective, pensant que j’étais un cinéaste d’Europe orientale… Évidemment je n’ai pas démenti et j’y suis allé bien content de présenter un florilège de films (on m’enterrait déjà). J’ai vraiment pris conscience que je n’avais pas l’étiquette du cinéaste français…
Ce rapport faussé à la France dit aussi quelque chose de la place de vos films – et de leur originalité – dans le paysage français contemporain.
Mon moteur, c’est d’essayer de faire des films libres ; l’originalité c’est fuir les conventions. Les conventions engourdissent le cinéma. Un film peut se périmer très vite, j’essaye donc d’enlever les éléments que je juge périssables, je travaille sur une idée d’étourdissement, m’essayant au mesmérisme. Les films que j’aime, je peux les revoir à l’infini, ils semblent toujours garder leur part de mystère. J’essaye de travailler dans ce sens là. Espérant que ce sera vu et revu. Mais je ne suis pas seul à cultiver cette originalité de forme et fond en France, dans la jeune génération : Yann Gonzalez, Benoit Forgeard, Shanti Masud ou Quentin Dupieux… ils naviguent dans les mêmes eaux marginales.
Est-ce que votre manière de réaliser un film correspond aussi à un rapport hors-date du cinéma qui fait fi des moyens modernes ? Auriez-vous pu faire les mêmes films il y a 20 ou 30 ans ?
Peut-être… Mais je crois être le fruit de mon temps, mes films sont faits de boutures techniques, je travaille de façon empirique, mêlant les outils qui me conviennent. J’essaye de faire le maximum de choses au tournage pour ne pas à avoir à subir la post-production-image et tout ce qui va avec. J’aime les trucages visibles dit « magiques ». J’adore utiliser la rétro-projection par exemple, avec les nouveaux projecteurs numériques de pointes, très légers qui peuvent se mettre en place partout, je peux directement travailler dans la nature, transformer un extérieur en studio. Le système de rétro-projection ou transparences était utilisé par grand nombre de cinéastes comme, par exemple, Hitchcock et c’était tout un barnum à mettre en place avec le 35mm. Léos Carax (pour les séquences de limousine de Holy Motors) ou Michel Gondry utilisent aussi ces rétroprojections numériques. Ce procédé est également repris avec des moyens gigantesques dans des pâtisseries cosmiques comme Gravity… Pour acteurs et techniciens, c’est beaucoup plus gratifiant que de s’en remettre à un fond vert nauséeux… Cette mise en abyme de la projection a un effet enivrant. La fusion technique est assez salvatrice, il faut détourner l’outil ou du moins le questionner. Pour le son en revanche, je recrée tout en post-production avec des outils numériques parfois très bas de gamme… C’est la liberté que m’offrent les techniques actuelles.
Il semble que vous misiez effectivement tout sur le temps du tournage.
Oui, je vis les tournages comme une performance, un acte païen. Je voue un vrai culte à la pellicule et sa spécificité sensible, mon support exclusif, je m’en remets au dieu cinéma… C’est un vrai rituel. Il m’arrive souvent de faire des surimpressions, filmer plusieurs fois sur le même bout de pellicule pour composer des images superposées, je calcule mon coup espérant que le résultat sera probant, il y a une part d’aléatoire, des accidents souvent très plastiques et parfois ça rate. Quand ça prend, les spectateurs ne voient pas le truc et pensent que je l’ai fait en post-production, peu importe. Il n’y a que mon équipe et moi qui connaissions ce procédé et son enjeu. J’ai développé une façon de faire qui m’amène à avoir une relative efficacité par rapport à mes ambitions artistiques : je répète beaucoup avec les acteurs, je fais peu de prises. C’est beaucoup plus léger pour les finitions d’images et cela rend étrangement mes films économiquement viables. Mais je dois solutionner en amont certains problèmes, en imaginant par exemple des plans collages qui synthétisent une séquence que je voudrais spectaculaire.
Vous utilisez le mot « performance » concernant vos tournages. Quel est votre rapport aux arts contemporains ou au cinéma expérimental ?
Je n’ai pas l’impression d’expérimenter grand-chose. On utilise souvent le mot expérimental pour mettre le l’autre côté de la frontière un cinéma subversif ou non conventionnel. J’ai plutôt le sentiment de prolonger ce que certains ont fait avant moi, ou plutôt de créer des passages d’un courant à l’autre, pour trouver ma propre voie. La narration est mon moteur constant, même si le récit semble profondément enfoui. J’ai toujours raconté des histoires. Faire un film purement visuel ne m’intéresse pas du tout. La forme pour la forme, j’en ai rien à foutre ! Je pars toujours de l’écrit et d’ailleurs, je passe plus de temps à écrire qu’à fabriquer des films, un comble pour un cinéaste quand on y pense, même si tout le monde trouve cela assez logique… Chaque format, chaque durée me permet de travailler un certain type de récit, d’essayer de me renouveler : c’est là que se situe le cœur de mon expérimentation. Je suis très sensibles à ce qu’ont pu faire Jack Smith ou Terayama dans ce sens-là. Si on ne se permet pas de remettre en question le récit dans le format court, on ne le fera nulle part ailleurs. L’académisme s’immisce partout, il rassure… Il y a curieusement, un cinéma expérimental qui est devenu officiel : il faut gratter la pellicule comme Len Lye l’avait fait… Ce sont des figures de style, on est dans l’idée académique du maître et des disciples. Perpétuer une tradition, c’est assez paradoxal. Un autre paradoxe, ce sont certains vidéastes-plasticiens qui deviennent des cinéastes académiques : c’est extrêmement triste de constater que quelqu’un comme Steve McQueen produise des films d’un tel classicisme, certes efficace… Mais je n’arrive pas à comprendre son intermittence artistique. L’efficacité ou adaptation pragmatique, me fait froid dans le dos. Pour moi l’artiste qui s’empare d’un médium doit le secouer, le questionner, le tordre… Être visionnaire. Mais il y a un grand nombre d’artistes qui me nourrissent et me fascinent, comme les frères Chapman dont je suis très curieux de voir la série télé – je n’ai vu qu’un épisode qui m’a émoustillé… Je reste très attentif à l’art contemporain que j’aime embrasser (sans en être).
Mais certains de vos travaux ne flirtent-ils pas avec des installations ? Nous pensons notamment à Living Still Life, que vous avez réalisé en 2012, avec ces animaux morts en décomposition.
Mon but a toujours été de faire du cinéma, je me définis comme cinéaste, même lorsque j’écris, j’esquisse ou je photographie. Tout converge vers le film qui va se concrétiser ou devenir fantôme… Je conçois mes films pour qu’ils soient projetés dans une salle avec des spectateurs qui s’assoient et qui le regardent dans la chronologie proposée… C’est ainsi que j’imagine les choses. On m’a sollicité pour passer mes films dans des musées ou montrer mes recherches. J’ai toujours été ravi de ces propositions, mais également un peu frustré aussi, parce que les systèmes de projections ne sont pas toujours au top. Concernant Living Still Life, je ne l’ai vraiment pas conçu comme une installation – même si il a été aussi montré ainsi. Ce film devait être le troisième volet d’une série de trois films. J’ai voulu commencer par la fin, car c’était le plus spectaculaire et mystérieux des trois. Il s’agissait d’une trilogie sur la contamination d’un territoire et sur le retour d’une femme sur cette terre malade. Je n’ai finalement pas réalisé les deux autres volets, comme si ils étaient contenus dans le seul film visible. Alors peut-être que Living Still Life souffre d’être solitaire…
Vos films ont quelque chose d’un chaos organisé, tout en ayant un rapport fort à leur économie, du fait de vos manques de moyen. Est-ce qu’être produit par Ecce Films a modifié votre façon de travailler ?
Le rapport aux finances est fluctuant, je m’adapte au budget. Sur Boro in the Box et Living Still Life, j’ai eu des aides, ainsi que sur Notre Dame des Hormones… Mais comme j’ai toujours tendance à réaliser des films qui sont relativement ambitieux et que j’ai toujours moins d’argent qu’il en faudrait, j’ai développé des parades et un certain savoir-faire. Je suis surtout bien entouré, la compétence et l’implication des gens qui travaillent avec moi vaut tout l’or du monde. Ce qui est intéressant dans le rapport aux productions, c’est que chaque producteur m’aide à développer une facette de ma personnalité : ma collaboration avec Ecce Films, par exemple, correspond à une étape de mon travail où j’active ouvertement une part humoristique, en assumant pleinement mon côté baroque et Camp. J’ai travaillé longtemps (et je continue à collaborer) avec Philippe Bober de Coproductions-Office qui a co-produit beaucoup de films comme ceux de Lars Von Trier ou des films européens « art-house »… Nous avons eu un rapport difficile au scénario, surtout avec l’intervention des autoproclamés script-doctors, qui viennent contaminer les scripts qu’ils sont censés guérir. On a perdu un temps infini sur des réécritures, notamment en passant par les laboratoires comme le TorinoFilmLab pour un projet de long-métrage qui ne s’est pas fait… Même si le scénario a été primé au Torino, j’ai la certitude que ces laboratoires ne me correspondent pas du tout, ils sont devenus des machines à produits labellisés. Avec Emmanuel Chaumet, d’Ecce Films je travaille dans une autre dynamique, le scénario est un outil désacralisé, nous allons directement au film, au cœur du projet.
Ce long métrage, est-ce un projet que vous avez abandonné ?
Non, j’espère toujours le réaliser. Le scénario est écrit… mais le film n’est jamais rentré finalement en production. Cela s’appelle L’Homme qui cache la forêt, un river-movie qui se déroule durant la Perestroïka. C’est l’errance d’un réalisateur qui reçoit la commande d’un musée d’art moderne : montrer des œuvres d’art à une communauté d’individus coupés du monde… Cela m’avait valu de faire des repérages en Sibérie, dans des lieux insensés, forêts vierges et zones extrêmement sauvages où j’ai failli y passer. J’ai dû sauter d’un train, j’ai survécu à deux attaques… Je me trouvais dans une partie de la Sibérie où il y a peu de gens, chercheurs d’ors et prison à ciel ouvert. J’en suis revenu très marqué en me disant que je n’allais finalement pas tourner là-bas mais plutôt en Finlande. C’est un projet qui m’a fait longtemps voyager et qui m’a demandé beaucoup de travail, mon « Au cœur des ténèbres ». Au bout d’un moment, j’ai compris que le film n’entrerait pas en financement… On a changé de projet avec Phillipe Bober et travaillons toujours sur un autre film moins coûteux mais très atypique. Mais c’est avec Emmanuel Chaumet d’Ecce Films, que les choses se sont accélérées, nous collaborons ensemble depuis 3 ans, de façon assez simple et immédiate. Nous préparons actuellement un long-métrage pour lequel nous avons obtenu les aides suffisantes pour lancer le film, et nous avons d’autres projets palpitants en cours…
Vous insistiez sur l’importance de l’écriture de vos scénarios. À quoi ressemble un scénario de Bertrand Mandico ?
Comme je l’ai dit, l’endroit où j’expérimente le plus, c’est à l’écrit. Pour Notre Dame des Hormones, c’est la première fois que j’écrivais pour un duo d’actrices, soit Elina Löwensohn et Nathalie Richard. J’ai commencé à écrire une continuité dialoguée sans préciser le lieu et l’action. Puis j’ai fait un montage dans ces dialogues, j’en ai supprimé une grande partie par ailleurs. Dès qu’il m’a semblé avoir une ligne de dialogues qui construisait un récit, j’ai commencé à morceler en plans et à décrire l’action, les images. Pour des scénarios plus longs, je produis une sorte de nouvelle fiévreuse et ensuite je me lance dans l’écriture. Un scénario est un roman disgracieux… Un monstre que l’on cache dans les films… Mais je remarque que tous mes scripts tournent autour des notions de désir, de frustration et de pulsion.
L’idée de cet organe informe qu’elles trouvent dans la forêt était-elle là dès le départ ?
Oui et non. Elles trouvaient une masse de chair que je décrivais sans orifice. C’était très flou… presque conceptuel. Ce sont les dialogues qui m’ont permis de définir la créature. Avant, j’ignorais complètement à quoi elle finirait par ressembler. Les personnages l’ont dessiné par touches, au fil des scènes dialoguées.
Il y a une phrase que l’on entend dans Souvenirs d’un montreur de seins et qui revient dans Notre Dame des Hormones : « Cette nuit, mes seins / la CHOSE s’est ouverte comme un fruit trop mur. C’était magnifique, j’ai vu à l’intérieur de sa chair, un paysage hormonal, enivrant. »
C’est une phrase qui synthétise mes obsessions profondes, mon rapport à l’organique et qui peut aussi s’appliquer au long-métrage que je suis en train de préparer et que je dois tourner cet automne. Il y sera question d’une île tropicale avec une végétation particulière. Sur cette l’île, échoue une bande de garçons violents qui abusent des fruits et se transforment en filles. Dérèglement hormonal, et fruits trop mûrs, paysage enivrant… donc. Mais il est dangereux de se pencher au dedans disait Buñuel. Je ne peux pas expliquer cette phrase récurrente… Elle m’a été sans doute été soufflée par William Burroughs ou Jules Verne qui sont les influences majeures de ce projet de long, une greffe improbable pour une Robinsonnade déviante. Il y a curieusement un vrai lien entre ces deux hommes : le voyage au centre de le terre, le voyage au centre de l’artère… Burroughs et son compagnon ont cherché pendant sept mois dans la jungle amazonienne une plante hallucinogène qui donnait le don de télépathie… Cette histoire me fascine complètement, une aventure utopique d’un Jules Verne underground.
Ces écrivains, et particulièrement Burroughs, avaient un rapport singulier à la langue. Vous avez fait des films en islandais, langue que vous ne connaissez pas.
L’idée du cut-up, hérité du montage cinéma. Je suis très sensible à la musicalité des intonations, aux respirations et à la mélodie des mots, d’autant plus quand je ne comprends pas la langue. Je dirige beaucoup mes acteurs à l’oreille en écoutant la diction… Même si je ne fais qu’une captation de son symbolique pendant le tournage. Tout est doublé, ensuite je reconstitue toute la bande sonore en post-production, strate par strate. Une fois que la base image est posée, on passe beaucoup de temps sur la fabrication de la partition sonore du film. Avec les acteurs qui se postsynchronisent, on peut ainsi approfondir les intentions de jeu et apporter des nuances, pervertir certaines intonations. Chose que je n’aurai pas le temps de faire au tournage, ou alors au détriment de l’image. Ce qui est troublant, c’est que tout le monde peut avoir un avis analytique sur l’image d’un film, mais personne ne s’exprime vraiment sur la bande son d’un film (mise à part la musique), la bande son est plus ressentie qu’analysée. Michel Chion est à ma connaissance le seul à avoir analysé la bande son. Les possibilités sonores sont relativement délaissées… alors que les combinaisons sont infinies. C’est sans doute dans la partie sonore que mon cinéma est le plus organique. C’est une matière extrêmement vivante où je peux faire intervenir des sons incongrus. Dans Le vent se lève de Miyazaki, j’ai été frappé par la bande-son extraordinaire, les bruitages des moteurs ou des explosions se superposent à des vocalises, c’est vraiment magnifique.
Concernant votre collaboration avec Elina Löwensohn, vous avez un projet particulièrement ambitieux autour de votre relation de 21 films en 21 ans.
Oui, il s’agit de 20 + 1 films projections, soit 21 films auto-produits en 21 ans avec un dispositif minimal. Il y a un travail évidemment sur le vieillissement et la persistance du désir dans cette série, un travail sur Elina et sur mon regard. C’est comme une filmographie rêvée, des fragments de fictions, composant des récits hétéroclites. Il y a 6 films tournés à ce jour dont 4 terminés. S… Sa… Salam… Salammbô est le premier film de cette série, il synthétise le concept en quelque sorte. Peut être de façon frontale et brute, tout en ayant un raffinement dans sa forme… Une convention qui m’exaspère dans un certain cinéma d’auteur, c’est le bon goût qui serait défini par une raideur appelée retenue. Je préfère un cinéma rabelaisien prenant des risques visibles, un grotesque magique comme révélateur du monde.
Vous avez aussi réalisé Boro in the Box en 2011, un court métrage présenté comme une fausse biographie du cinéaste franco-polonais Walerian Borowczyk qui était à l’honneur cette année au Festival du Film de Fesses.
J’ai découvert le travail de Borowczyk lorsque j’étais étudiant en cinéma d’animation aux Gobelins. J’étais trop déviant pour présenter une école de cinéma comme la Fémis. J’ai eu un professeur de cinéma, Pascal Vimenet, qui nous a ouvert sur le cinéma expérimental et le pré-cinéma. Lorsque j’ai découvert Borowczyk, cela m’a énormément touché. C’était quelqu’un qui utilisait l’animation avec parcimonie, comme un procédé de trucage agitateur. Il passait allègrement du volume, à la photo, des objets érotisés aux actrices… Cela correspondait à ma vision. J’ai alors appris qu’il avait quitté le monde de l’animation pour réaliser des films en prises de vue réelles, ce qui était mon but premier. Borowczyk avait crée un style post-surréel, ouvrant la voie à Švankmajer, le réalisateur d’Alice… Son rapport à l’érotisme m’intriguait beaucoup : il faisait écho avec ma libido cinématographique. Je me suis procuré ses long-métrages que l’on me décrivait comme mauvais ou douteux et j’ai découvert une œuvre incroyablement cohérente ! Quand j’ai réalisé mon premier court-métrage, on m’a donné une carte blanche dans un cinéma, j’ai choisi de programmer les films de Borowczyk. Il l’avait su et avait proposé une rencontre… Lâchement, je n’y suis pas allé, trop impressionné… C’était une connerie… Je voulais faire plus de films, pour lui montrer… J’ai tellement attendu qu’il est mort. Et ensuite, par un concours de circonstances, j’ai eu la possibilité en 2007 de lui rendre hommage via l’Institut Français à Varsovie avec une rétrospective intégrale en Pologne ainsi qu’une exposition dont nous fûmes les curateurs avec Pascal Vimenet.
Et c’est ainsi que vous avez réalisé Boro in the Box, comme une réponse à ce rendez-vous manqué.
Exactement. J’ai fait Boro in the Box sous la forme d’un abécédaire parce que Borowczyk aimait beaucoup les listes ou les inventaires. J’ai aussi décidé de ne pas montrer son visage, car je ne l’avais pas vraiment rencontré. Dans le film, la boîte percée du voyeur renvoie aussi à l’enfermement omniprésent dans son cinéma. Boro in the Box est ainsi un hommage à son cinéma mais parle surtout de mes propres obsessions. Je me suis perdu dans ce récit organique : je parle de mon rapport au cinéma, à la création. Puis ce fut surtout ma première collaboration avec Elina Löwensohn.
Elina Löwensohn joue d’ailleurs les deux rôles principaux du film : Walerian Borowczyk et sa mère.
Je me disais que ce serait un comble pour un cinéaste érotique, d’être interprété par une actrice qu’on ne perçoit pas comme telle à l’écran. Il y avait là un véritable érotisme dans le non-dit puisque ce n’est jamais révélé sauf dans le générique de fin.
Vous souvenez-vous de la découverte de ses films ?
J’ai découvert Contes immoraux en premier. J’ai dit récemment, pour le site Chaos Reigns, que le film pouvait se voir comme le doigt de Rohmer dans les lèvres de Breillat. J’ai utilisé cette formule pour la présence des deux acteurs : à la fois Fabrice Luchini qui était très rohmérien à l’époque et Charlotte Alexandra qui jouera deux ans plus tard dans Une vraie jeune fille de Catherine Breillat. Concernant l’érotisme, Borowczyk a franchi une ligne que n’a jamais dépassé Rohmer mais il n’est jamais allé aussi loin que Breillat. Contes immoraux se situe dans cet entre-deux.
Vous avez également un amour particulier pour Docteur Jekyll et les femmes que Borowczyk a réalisé en 1982.
Oui, c’est un film qui est très mal aimé par ailleurs. Je l’ai découvert tout d’abord par un livre acheté aux Puces et préfacé par André Pieyre de Mandiargues affirmant qu’il s’agissait du meilleur film de Borowczyk, son plus surréel. J’ai donc beaucoup fantasmé sur Docteur Jekyll avant de le voir… Puis quand je l’ai découvert en VHS, j’ai été dérouté, puis complètement fasciné par ce récit mental et le rapport à l’espace clos, la perte des repères. On a l’impression d’assister à une pièce de théâtre complètement déréglée à l’instar du cerveau du docteur. Les métamorphoses alternées de Jekyll sont extrêmement déconcertantes, elles se passent d’ailleurs littéralement dans un bain révélateur qui exacerbe les pulsions… métaphore du cinéma ! Par ailleurs, Borowczyk s’est toujours défendu d’avoir été influencé par d’autres cinéastes, il prétendait ne jamais aller au cinéma… il était sur son île, ce que continuent à affirmer son entourage et les gardiens du temple. Je pense que c’est faux : comme tout cinéaste, il était attentif et perméable au cinéma contemporain. Pour moi, Docteur Jekyll et les femmes contient des liens évidents avec les films de Kubrick. Outre la présence de Patrick Magee, il crée une ambiance lumineuse proche de Barry Lyndon, les pulsions nihilistes de Hyde et son sexe harponneur évoquent la violence des héros d’Orange mécanique et le final du film est un écho du trip de 2001, l’Odyssée de l’espace… Je vois Jekyll comme une Odyssée mécanique. Je décèle aussi les traces de Céline et Julie vont en bateau de Rivette, la villa des fantômes et le dérèglement du récit. Il y a une vraie proximité entre Borowczyk et Rivette, ce dernier lui avait consacré un long entretien dans les Cahiers lors de la sortie de Goto l’île d’amour… Et comme chez Rivette, on est vraiment dans un film qui parle des psychotropes, de la dépendance à la drogue, des états de perception qui s’effilochent et des pulsions amorales qui en découlent. On est aussi dans l’amour fou le plus complet. Il y a quelque chose de profondément punk dans ce film, punk au sens de post-dada. Pour moi, le secret des films de Borowczyk réside dans son rapport à l’infanticide ou à l’avortement. C’est présent dans tous ses films. La perte de l’enfant est une de ses obsessions majeures. Borowczyk n’a pas eu d’enfant et je pense pour finir à la phrase d’un des protagonistes de L’Âge d’or de Buñuel : « Quelle joie d’avoir assassiné nos enfants ! »
Une dernière chose, une phrase de Pacôme Thiellement qui résonne en moi comme un adage :
« Les grands films de cinéma sont ceux qui ont forcé le spectateur à regarder à l’intérieur de lui-même, dans l’espace sans dimension qui sépare l’œil de la paupière, pour montrer les fantômes de la mélancolie et du rêve que son regard, depuis toujours, portait. »