Qu’est-ce qui lie After School Knife Fight de Jonathan Vinel et Caroline Poggi, Les Îles de Yann Gonzalez et Ultra Pulpe de Bertrand Mandico ? Factuellement, deux ou trois choses : 1/ ils ont tous été produits par Ecce Films. 2/ ils ont tous été tournés en pellicule. 3/ ils ont tous été présentés à la Semaine de la Critique en 2017 ou 2018. De là vient vient sans doute l’idée de les réunir sous ce programme intitulé Ultra Rêve. Initiative pour le moins originale pour une exploitation « classique » en salles qu’il faut saluer vivement tant l’assemblage de ces trois œuvres provoque une salutaire visibilité à trois des plus beaux films courts français réalisés ces derniers temps.
Adieux impossibles
De Caroline Poggi et Jonathan Vinel, nous connaissions les courts métrages signés séparément (Chiens réalisé par Caroline Poggi, et Prince Puissance Souvenirs ou encore Notre amour est assez puissant et Martin pleure, réalisés par Jonathan Vinel) et ceux signés conjointement comme Tant qu’il nous reste des fusils à pompes (Ours d’Or en 2014) et Notre héritage. Comme une queue de comète, After School Knife Fight prolonge avec éclat l’œuvre déjà assurée des deux jeunes cinéastes. On y retrouve, sur un mode à la fois doux et rugueux, le romantisme froid de leur cinéma brûlant — comme on le dirait d’un morceau de cold wave — qui émeut infiniment dans sa retenue minimale. Quatre amis se retrouvent sur un terrain vague. Leur groupe de musique n’existera bientôt plus car l’une d’entre eux va partir pour ses études. After School Knife Fight se déroule le temps d’une dernière répétition, comme un chant d’adieu à leur amitié qui a fait son temps. Il leur est pourtant impossible de se dire adieu. Comme pour les cinéastes de dire adieu à cette mythologie de la jeunesse qu’ils n’ont cesse de malaxer dans leur travail en la ramenant au trivial du prosaïque quotidien — armures et masques s’y croisent au cours de rituels dont les paroles sont toujours teintées d’une poésie sentimentale qui n’a pas peur du premier degré (« Ta voix, c’est comme du caramel. Une impression de chaleur dans l’oreille. Ni trop mou, ni trop dur. La plus belle des couleurs. Une voix d’or pour briller dans la nuit. »). C’est que Poggi et Vinel font de manière vibrante des chevaliers et des reines de leurs personnages — terminologie moyenâgeuse qui renvoie pourtant à un goût (et un amour) pour les causes perdues et qui contraste avec leur brillante manipulation des nouvelles images issues du numérique ou plus spécifiquement des jeux vidéos. D’où le vertige émotionnel d’After School Knife Fight qui surgit ici et là, au détour d’une coupe, par l’entremise d’un souvenir, par l’irruption d’une voix-off si décontenançante par sa beauté. Autant dire que nous avons plus que hâte de découvrir — enfin ! — Jessica Forever, leur premier long métrage, dont la première mondiale aura lieu dans quelques jours au festival de Toronto.
Émois du désir
Les Îles, nouveau court métrage de Yann Gonzalez réalisé avant le magnifique Un couteau dans le cœur, s’annonce, a priori, comme un giallo portugais, giallo où le crime introductif — avorté d’emblée — laisse place à des dialogues amoureux pour mieux explorer la vérité des émotions de ses personnages (déjà la belle idée des Rencontres d’après minuit où la partouze annoncée n’arrivait jamais et se dissolvait dans les monologues de ses personnages aux désirs contrariés). Ici aussi se renouvelle un onirisme lyrique hérité de tout un pan du cinéma de genre des 70’s mais également une rigueur formelle liée à la cruauté sèche du récit, lequel se retrouve saccadé par des passages de relais entre ses différents personnages (un trio / un couple / une jeune fille solitaire) et décors (un théâtre / un parc / une chambre). Ce à quoi Gonzalez travaille sans doute le plus, c’est moins à une représentation littérale des sexualités qu’à leur formulation littéraire (soit leurs modalités discursives ainsi que leurs configurations sonores) dans la bouche ou les oreilles de ses personnages pris dans leurs dédales désirants. Il faut voir — et donc écouter — cette scène dans laquelle une jeune fille enregistre sur son Walkman les échanges, tant crus que doux, d’un couple baisant dans un parc la nuit tombée devant un parterre de jeunes hommes — tous de cuirs vêtus — se masturbant à la vue de ce spectacle. Enregistrement que la jeune fille réécoutera, casque sur la tête pour, enfin, elle à son tour, se caresser seule, allongée nue sur son lit. Et si elle finit par jouir, on ne sait si c’est grâce à la crudité des mots qu’elle entend ou à la douceur des voix qu’elle écoute.
Action ! Émotions !
Réalisé dans la foulée échevelée des Garçons sauvages, Ultra Pulpe constitue sans doute à ce jour ce que l’explosion du cinéma de Bertrand Mandico peut proposer comme projection sur un grand écran. Explosion de couleurs, explosions de sensations, explosion de sentiments — et ce, de manière inédite dans son œuvre qui semble ici atteindre son hallucinante cristallisation. Déformation et prolongement de son court métrage Notre Dame-des-Hormones réalisé en 2014, Ultra Pulpe fait aussi étrangement écho à Un couteau dans le cœur de Yann Gonzalez, tant leurs récits se chevauchent. Ici aussi, une réalisatrice et une collaboratrice artistique se séparent brusquement au milieu d’un plateau de tournage d’un film fantastique sur la fin d’un monde. La cinéaste Joy d’Amato (incarnée par la fabuleuse Elina Löwensohn) délire alors, au cours de plusieurs tableaux, leur relation passée qui s’agglutine aux angoisses d’autres actrices présentes ainsi qu’aux songes sur un hypothétique prochain long métrage qu’elle n’a pas encore tourné. Dans sa sophistication plastique ébouriffante, Ultra Pulpe s’agence ainsi, entre visions hallucinées (un singe-cinéma du nom de Gizou, un monstre au visage rentré ou encore une planète martienne rêvée) et composition sonores démentes (la partition de Pierre Desprats atteint une puissance mélodieuse bouleversante) comme autant de variations autour des craintes ressenties par la cinéaste apeurée par sa prochaine solitude, du ressentiment généré par son métier et l’obsession maladive qu’exige le cinéma. Il faut voir Vimala Pons, en double de la cinéaste qui raconte sa découverte et son trouble lors de sa vision à 10 ans du cinéma nécrophile, cannibale et pornographique de Joe d’Amato pendant qu’Elina Löwensohn égrene les titres de sa filmographie, pour ressentir alors pleinement la furieuse mélancolie érotique et baroque qui s’échappe de cet Ultra Pulpe prêt, encore une fois, à exploser dans un torrent de larmes à chaque minute.
Trois films de plateaux donc (musique, théâtre et cinéma) dans lesquels la question de la mise en scène est centrale. Trois films dont la puissance esthétique ne devrait pas faire oublier la beauté de l’écriture et le travail sonore. Trois films, aussi et surtout, qui font joyeusement la guerre à un certain naturalisme du cinéma français. Les voir ainsi, d’affilée, dans un même programme, constitue indéniablement une réjouissance estivale qui ne demande qu’à se prolonger.