Il y a beaucoup de films à Clermont-Ferrand. Le Festival de court-métrage, qui se targue d’être le plus important au monde, ne ressemble pas aux rendez-vous plus fragiles (et même en voie de disparition) qui essaiment sur les routes des France et dont nous avons coutume de rendre compte chaque année. La presse, d’ailleurs, envoie paradoxalement moins volontiers ses troupes en Auvergne que dans ces petits festivals à la programmation resserrée, mais pas moins sélective ; c’est pourquoi on se trouve quelque peu isolés, ici, dans la foule des producteurs et des programmateurs étrangers.
Cela n’empêchait pas les cinquante-huit films de la sélection nationale, sur laquelle nous avons concentré nos efforts, de receler quelques propositions vraiment intéressantes. Voici donc un défrichage en survol, au fil du palmarès, ainsi que d’une poignée de films non récompensés mais qui ont retenu notre attention.
Guy Môquet de Demis Herenger
Présenté à la Quinzaine des réalisateurs en mai dernier, et passé par Premiers plans à Angers, Guy Môquet accompagné de sa bande de garçons et de filles à la répartie facile, continue son petit bout de chemin. Le garçon que ses amis surnomment Guy Môquet aimerait accomplir un geste pleinement romantique pour impressionner Ticky. Mais le regard de leur famille et de leurs amis met en péril ce témoignage de tendresse. À partir de cette question éminemment sociétale (en quoi la monstration publique des sentiments est affaire de contexte socio-culturel), Demis Herenger interroge les codes cinématographiques d’une jeunesse soumise à des codes aussi éloignés que peuvent l’être cinéma porno, film de gangster et dessins animés estampillés Disney. En déplaçant le problème du baiser sur le terrain de la représentation cinématographique, le cinéaste parvient à le détourner de son enjeu social et à travailler sur le décor, le cadrage, la musique, pour insuffler par les moyens du cinéma un vent de comédie romantique sur les tours de La Villeneuve, quartier de Grenoble.
Avant cet exercice de style, le film s’appuie sur le motif rebattu de l’échange de réparties de garçons vissés sur un banc. Jouant sur les clichés de son propre modèle, il se prend au jeu du genre de la rom com, dans laquelle les obstacles à l’amour s’effacent devant la pureté des sentiments.
En reprenant les poncifs du film de banlieue, tarte à la crème du cinéma français aujourd’hui, Guy Môquet qui joue de ses propres codes pour s’en détourner, et assume de s’enrober de bons sentiments, à l’extrême opposé de l’abominable Terremere de Aliou Sow, moyen métrage franco-sénégalais dans lequel le périple d’une bande de petits caïds, qui rapatrient le corps de leur ami de Paris jusque dans sa Mauritanie d’origine, est l’occasion de donner cours à tous les clichés sur la banlieue comme territoire en guerre, dans la droite ligne des pires productions Besson. R. P.
Black Diamond de Samir Ramdani / Hillbrow de Nicolas Boone
À défaut de films complètement aboutis, deux des propositions les plus audacieuses de la compétition nationale nous seront venues de cinéastes français ayant tournés à l’étranger, à la marge de grandes mégalopoles. Deux films qui se rejoignent, non pas en bout de course, mais directement sur la ligne de départ. Tout d’abord, Black Diamond de Samir Ramdani qui commence plusieurs fois et ne semble jamais vouloir s’arrêter, comme happé par les poursuites qu’il met en scène. Une course dans South Central, quartier de Los Angeles, où vit Kevin, jeune artiste. Une course interrompue par des interrogations sur l’art scandées par les vers du rappeur Yung Jake. Puis Hillbrow de Nicolas Boone (déjà primé au Festival de Belfort) qui s’aventure dans un township de Johannesburg le temps de dix plan-séquences où des habitants de ce quartier jouent/rejouent en des chorégraphies savamment établies (sur le mode de la marche mais également de la course) des saynètes de leur quotidien (une agression dans la rue, une course-poursuite après un vol dans un magasin…) sans lien logique entre elles, si ce n’est celui du territoire occupé. Ces deux films se donnent en premier lieu à vivre comme une traversée par leurs personnages de ces espaces de vie parcourus à plusieurs vitesses et selon plusieurs dynamiques : quartier résidentiel pour le film de Ramdani avec sa répétition des mêmes petits jardins et des mêmes petites maisons ; ancien quartier culturel devenu zone dense et violente avec ses terrains vagues et ses parkings pour Boone. Après quoi courent donc leurs personnages ? Une prise dans le contemporain, comme on le dirait d’une prise électrique. Pour cela, ils tentent des connexions vers d’autres médiums (arts contemporains et musique électronique pour Black Diamond ; jeux vidéo et danse moderne pour Hillbrow) pour acter qu’aujourd’hui le cinéma ne suffit plus pour raconter l’actuel. Il suffit pour s’en convaincre de se remémorer cette scène stupéfiante d’Hillbrow où une salle de cinéma est prise en otage le temps d’un hold-up : les images y défilent, passives, incapables d’inverser le cours des choses. Si Black Diamond, dans sa mégalomanie parfois exaspérante, ne cherche qu’à épuiser tant ses personnages que ses spectateurs (les épuiser pour leur permettre, peut-être, de reprendre leur souffle) pour justifier son énergie rageuse et son discours déclamé parfois un brin schématique, Hillbrow vise l’apaisement et la reconstruction d’un nouvel espace de déambulation pour ceux qui le regardent et l’écoutent attentivement. M. P.
Tarim le Brave contre les Mille et Un Effets de Guillaume Rieu / People Are Strange de Julien Hallard
Ces deux films, dont le premier a reçu le Prix de la meilleure comédie, nous donnent l’occasion de râler un bon coup contre une certaine conception de ce que doit être un court-métrage d’auteur français, à savoir un petit objet « décalé », contrit dans un goût fainéant et convenu pour l’absurde, généralement « bricolé », ou vaguement comique. Dans People Are Strange, il n’est question que de situations – corps et objets mal fichus posés là, les uns sur les autres, comme si leur hétérogénéité devait suffire à faire film : un cimetière, un faux sosie de Jim Morrison, une vieille voiture jaune, l’acteur Esteban (abonné au genre), une gothique. Un cadavre exquis maquillé en road-movie initiatique qui n’a, au fond, que ses petits joujoux colorés pour cacher son manque d’inspiration. Tarim le Brave, au moins, ne se déguise pas : le film est un simple sketch sur les effets spéciaux, un pur produit geek qui plaisante sur une mythologie du cinéma de genre (aventures, péplum, romance, gangsters…) qui n’existe plus, semblerait-il, qu’à travers ses propres parodies, mais peu importe. Rien de honteux, c’est même plutôt drôle. Une question, néanmoins, subsiste : qu’est-ce que ça fiche là ?
Combien de ces films mollement inventifs ne voit-on pas pulluler en festival et dans les cases télévisées allouées au court, Canal+ en tête ? La chaîne cryptée, qui a pignon sur rue à Clermont-Ferrand et sponsorise profusément le festival, semble avoir, à travers ses émissions consacrées (Mensomadaire, Mickrociné, Les Films faits à la maison…) et son sacrosaint « esprit décalé », enfanté un pan de la production dont on redoute qu’il ait pris d’assaut toute l’image que le grand public se fait du film court. Cette image est lassante. Pas si drôle, pas si inventive (ou alors c’est de l’invention de papier crépon), pas du tout intéressante sur le terrain du dadaïsme de magasin de farces et attrapes qu’elle nous rabâche notamment. Mais surtout, cette image est terriblement limitatrice. Elle fait de tout le continent court un cinéma de la petite idée, plutôt qu’un cinéma ambitieux ; un cinéma du second degré, plutôt qu’un cinéma sincère et puissant ; un « cinéma de poche » plutôt, tout simplement, qu’un cinéma original. T. R.
Notre Dame des Hormones de Bertrand Mandico
Le nouveau court-métrage, Notre Dame des Hormones, de Bertrand Mandico a fait forte impression en s’aventurant sur des chemins rarement arpentés par la production nationale. Imaginez le shaker d’une fin de soirée trop arrosée dégoulinant d’un mix improbable de Sils Maria (pour les deux actrices qui passent un week-end dans une maison de campagne afin de répéter une pièce de théâtre), eXistenZ (pour la créature, rappelant le game pod du film de Cronenberg, qu’elles déterrent lors d’une promenade en forêt) et d’un giallo érotico-psychédélique des 70’s (pour l’esthétique régurgitant littéralement tout un pan oublié ou dévoyé du cinéma européen de cette époque). Cette créature, masse de chair et de peau couverte de poils mais dénué d’orifice et de membres, deviendra rapidement un objet de convoitise et le réceptacle des frustrations, notamment sexuelles, de nos deux actrices, brillamment campées par les trop rares Nathalie Richard et Elina Löwensohn. Découpé à la manière d’une pièce de boulevard, où chaque intitulé de chapitre annonce les rebondissement de la scène à venir, le récit se plaît néanmoins à perdre, par à‑coups sensitifs ou répétitions d’actions et sauts dans le temps, le spectateur dans les méandres du crépuscule de ces deux actrices dont le destin semble happé par les velléités indicibles de la créature. Fuyant le naturalisme comme la peste et manipulant ses artifices à outrance, Mandico déploie allégrement sa capacité, parfois étourdissante, à réinventer le réel par le prisme d’une joie toute enfantine, à la fois perverse et ludique. Et ce, notamment lorsque Notre Dame des Hormones déverse à l’écran, dans un râle glaireux, sa dynamique cruauté/désir sous la forme de fluides en tous genres (sperme, pus, sang…) et noie ses personnages sous leurs propres pulsions. M. P.
Vous voulez une histoire ? d’Antonin Peretjatko
Entre deux longs-métrages vacanciers et festifs (La Fille du 14 juillet et La Loi de la jungle, qui partira en tournage l’été prochain en Guyane avec un casting similaire), Antonin Peretjatko s’est accordé une sorte de pause plus hivernale, plus mélancolique, avec ce court tourné aux quatre coins du globe à la caméra 16mm et accompagné d’une voix off roublarde et charmeuse, qui s’adresse continuellement à nous (voir le titre…). Moins film de vacances que film de voyage, Vous voulez une histoire ? est la suggestion d’un film imaginaire qui se réinvente perpétuellement, au fil de la parole. Peretjatko semble parfois y dévoiler ses cartes de raconteur d’histoires badines à trois sous, comme un magicien : « mettez deux filles dans un train, et imaginez que l’une d’entre elles est rousse ». Comme un train de pensées décousues, le fil du film avance au hasard, passant d’un mot à une image, comme envoûté par cette voix off de bonimenteur (qui n’est autre que la voix trafiquée de l’auteur), et lève parfois le voile sur une note plus douce, un authentique chagrin : le renard Peretjatko met de côté ses batifolages pour nous livrer son Sans soleil. T. R.
Aïssa de Clément Tréhin-Lalanne
Mention spéciale au festival de Cannes, Aïssa s’appuie sur un dispositif aussi modeste qu’efficace. Tandis que la voix off d’un homme délivre le compte-rendu médical du test de puberté pratiqué sur une jeune congolaise, les images livrent elles aussi le corps à l’examen, le détaillant, partie après partie. L’émotion de ce portrait naît de l’écart qui se crée entre le commentaire sans affect de la voix et le regard porté sur la jeune femme, qui se détourne de sa visée anthropométriques pour se faire portrait, blason qui décrit par parties ce corps de femme avec la beauté d’une pellicule super-16.
C’est en lisant un article paru en 2009 dans Rue89 sur ce type d’examens médicaux visant à donner un âge aux étrangers en situation irrégulière afin de statuer sur leur sort que Clément Tréhin-Lalanne a eu l’idée de ce film qui charrie en hors-champ tout un substrat d’imagerie du migrant et de ses vicissitudes. La confiscation de la parole de la jeune femme par la toute-puissance de la voix off et la sécheresse du montage qui se limite au simple commentaire clinique, créent un appel du hors-champ qui amène le spectateur à imaginer tout ce que le cadre officiel de la situation dénie à ce corps. R. P.
S. de Richárd Hajdú
S., récompensé en compétition Labo d’une Mention du jury mais surtout d’un Prix du public, est un documentaire assez problématique. On y fait la rencontre d’une prostituée londonienne d’origine est-européenne, S., qui a fini par se prendre d’amour pour son mac et vit désormais avec lui. Le tableau white trash frise le sketch, ou du moins semble prendre un malin plaisir à créer au montage des effets de contradiction aberrants : la jeune femme lâche son optimisme à la caméra comme une bouteille à la mer ; au plan suivant, discrètement capté depuis la fenêtre, elle essuie une crise de colère du prétendu mac au grand cœur, au motif qu’elle n’a pas ramené assez d’argent de son tapin.
S. est court et brut, pas très élégant, et l’on sent dans sa petite forme la marque d’un tournage court et brut également, improvisé en urgence dans la banlieue de Londres. Que récompensent exactement cette mention et ce Prix du public ? L’effet de surprise, surtout – un indéniable chamboulement produit par le film, dans sa rapidité d’exécution, avec pour cerise sur le gâteau un carton final extrêmement choquant, comme une mauvaise blague. Mais ces prix récompensent aussi une approche totalement touristique, un effleurement peu responsable de sa matière documentaire : le contact qui se noue entre la caméra et cet étrange couple manque cruellement de l’intimité, du respect mutuel, de la confiance qu’on est en droit d’attendre d’un tel sujet. Même : un certain climat d’affrontement se ressent, qui est sans doute la mentalité profonde du film – quelque chose qui tient plus du reportage Vice que du documentaire à proprement parler. Un feu de paille qui, dès qu’il s’éteint, cache une intention à un fil de l’abject. T. R.
Traces de Wang Bing
On verra volontiers un lien de cause à effet entre la programmation de ce film dans les sélections chinoises du festival et la présidence de Wang Bing au jury Labo. Pas non plus un passe-droit, mais comme une courtoisie accordée à ce documentariste pas tellement coutumier du format court (c’est peu dire). Wang, qui a conçu le film en marge des repérages pour Le Fossé, y filme silencieusement le désert de Gobi, marchant caméra à la main pendant trente minutes d’une cinglante monotonie. Nous sommes à l’ancien emplacement des camps de « rééducation par le travail » de la Chine maoïste et n’y subsistent, outre le sable et la roche, que quelques décombres, ici une bouteille, là un outil, là encore des ossements. Traces, à vrai dire, aurait mieux sa place en installation muséale que dans une programmation festivalière. On a bien compris l’idée de l’empreinte, mais il faut avouer que la longueur du documentaire est presque une blague tant sa substance est riquiqui. À mi-film, un spectateur lassé par ces interminables pérégrinations dans le sable clame dans la salle : « elle est où la plage ? » À Clermont, grands noms du cinéma ou non, il n’y a pas de traitement de faveur. T. R.
One Man, Eight Cameras de Naren Wilks
Film chorégraphique, One Man, Eight Cameras démultiplie en huit exemplaires le corps de son réalisateur Naren Wilks dans une pièce circulaire. De ce dispositif très simple naît une danse qui joue sur des effets kaléidoscopiques de symétrie, de simultanéité ou de décalage.
Le carton de générique inscrit d’emblée cette petite forme expérimentale du côté de l’hommage au cinéma primitif, renforcé par son noir et blanc très contrasté et son absence de son direct. Jouant comme pouvait le faire le magicien cinéaste Georges Méliès de l’émerveillement de l’apparition du corps à l’écran et de sa duplication, Naren Wilks utilise le rythme entraînant du violon de Moishe’s Bagel pour plier son corps à une danse solitaire et poétique. R.P.