Diffusée avant le début du film, une courte vidéo d’introduction voit Francis Ford Coppola s’adresser face-caméra au spectateur qui s’apprête à découvrir cette nouvelle version d’Apocalypse Now. Si de l’avis du réalisateur démiurge, il s’agirait là de la « meilleure version possible », le sous-titre Final Cut tend néanmoins à compléter cette affirmation : au-delà de la meilleure version, ce serait aussi la dernière. Apocalypse Now n’en est pourtant pas à sa première révision et Coppola en profite pour rappeler les métamorphoses par lesquelles est passé le film. Monté à la hâte pour sa projection à Cannes il y a quarante ans, puis présenté en salles après avoir remporté la Palme d’Or dans un montage de 2h27, le film sera rallongé en 2001 dans une célèbre version Redux, d’une durée de 3h16, avant d’être remonté et restauré pour finalement atteindre cette année les 3h03. Apocalypse Now n’a cessé de changer, d’évoluer, d’adopter une structure nouvelle, de recracher ou de ravaler ses organes cachés. Le destin de la séquence de l’escale sous la pluie, dans un campement abandonné où se sont réfugiées des playmates croisées plus tôt dans le film, est à l’image de ces mutations. En réaction aux versions préexistantes, la séquence, d’une durée d’environ dix minutes, a été ajoutée au film lors de la version Redux avant d’être retirée de ce Final Cut. Le reste de cette nouvelle mouture s’inscrit au sein d’un numéro d’équilibriste, qui maintient la majorité des scènes rajoutées par la version Redux (dont celle de la plantation française, ici intacte) tout en accélérant la cadence générale.
Cette propension à revenir inlassablement sur Apocalypse Now, chef-d’œuvre aussi maudit que célébré, tend à souligner que le cinéma de Francis Ford Coppola reste avant tout une affaire de montage. Le film s’ouvre ainsi sur une série de surimpressions où s’entremêlent une chambre d’hôtel, un visage, une statue, des hélicoptères et les flammes du napalm sur le « This is the End » des Doors, de sorte que le capitaine Willard (Martin Sheen) semble plongé dans un magma d’images mentales. Toute la trajectoire du film est contenue dans cette ouverture aux accents psychédéliques : Willard quitte sa chambre d’hôtel pour les tréfonds de la jungle pour se confronter à une divinité statuaire en la personne du colonel Kurtz (Marlon Brando). Une image manque toutefois à ce mélange iconique en fondu enchaîné : celle du fleuve. On s’étonne toujours, au regard de son importance dans les différentes versions du film, que le fleuve n’apparaisse pas dans cette introduction restée inchangée au fil du temps. Son absence est en réalité à l’origine du désordre et de la confusion qui règnent dans cette ouverture hallucinatoire : quelles que soient ses escales, il manque encore à Willard l’élément lui permettant d’assembler ces images primordiales, de leur donner un sens commun, une logique. La Nung River, ce fleuve imaginaire inspiré du Mékong, viendra en cela relier les étapes de la longue errance qui attend le capitaine. Elle permet, pour le dire autrement, de monter le film en raccordant ses visions. Et à défaut d’être véritablement « meilleure » que les autres, cette version, que l’on peut considérer comme la plus équilibrée, donne surtout l’occasion de remonter une nouvelle fois le fleuve.
The End
Dans la chambre miteuse d’une ville que l’on appelle encore Saïgon, Willard, comme nous venons de l’évoquer, contemple déjà ce qui l’attend dans la suite du récit, sans toutefois en saisir le sens ni la logique. Parmi ces images prémonitoires, son visage côtoie celui d’une statue qui semble provenir d’un temple cambodgien, introduisant l’idée d’un double qui s’oppose déjà au capitaine. En quoi diffèrent ces deux visages séparés par des palmiers enflammés ? L’un est de chair, l’autre de pierre. L’un est à l’envers, l’autre à l’endroit. Mais, surtout : l’un a été bâti sur une terre que l’autre est venu mettre à feu et à sang. La distinction entre ces deux visages se retrouve tout au long du fleuve que Willard emprunte par la suite. Il y a d’un côté l’envahisseur, pénétrant la jungle à contre-courant d’un fleuve emprunté depuis son embouchure dans l’océan Pacifique, et de l’autre la terre traversée par l’armée américaine, opposant une résistance à son passage à grand renfort de flèches, de lances ou lorsqu’un tigre se révèle hostile à la présence de Willard et du Chef (Frederic Forrest) sur son territoire. L’aspect chaotique et foutraque des surimpressions initiales proviennent en somme de cette cohabitation.
Le brio d’Apocalypse Now est d’avoir su figurer le caractère aberrant de cette présence américaine par la mise en scène d’un trop-plein perceptif rendant impossible la juste appréhension du monde par les soldats. C’est qu’en pleine guerre du Vietnam, le vol des hélicoptères s’est substitué à celui des oiseaux et la violence règne pleinement sur une terre ravagée par les bombardements. La guerre a déjà troué le pays de toutes parts et permis aux machines de guerre, aux playmates et autres surfeurs de faire irruption dans le territoire en toute impunité. Les rencontres qui jalonnent le parcours de Willard sur la Nung River sont autant de signes de cette Amérique qui déborde à l’autre bout du monde, et qui de surcroît se révèle incapable de regarder le sol sur lequel elle pose ses pieds. Il faut voir le lieutenant-colonel Bill Kilgore (Robert Duvall), commandant de la cavalerie aéroportée, mitraillant tout ce qui bouge sur fond de Wagner pour mesurer l’ampleur de cet interventionnisme occidental littéralement hors-sol. L’un des rares plans longs du film montre à cet égard Kilgore débiter sa célèbre réplique concernant l’odeur du napalm au petit matin. Durant cette scène devenue culte, un zoom continu y réduit la profondeur de champ et converge vers son visage (images ci-dessus). Le plan se resserre tandis que Kilgore annonce à Willard que le napalm a, selon lui, l’odeur de la victoire. Si le lieutenant-colonel se trompe sur toute la ligne, c’est qu’il ne regarde pas derrière lui, dans l’arrière-plan flouté du cadre, là où des prisonniers vietnamiens avancent sous les bombardements incessants des forces américaines tirant à l’aveuglette. Kilgore ne regarde jamais dans le bon sens, trop occupé à jauger la qualité des rouleaux de vagues qui déferlent sur la plage.
La mort de l’ego
Les différentes étapes qui jalonnent la remontée du fleuve par Willard confirment cet aveuglement de l’armée dans sa volonté d’expansion. Parmi elles, celle, restée célèbre, du show des bunnies qui prend place aux abords de la Nung River. Symptôme grotesque d’une société du spectacle exhibant les corps féminins au guerrier isolé, la performance des trois playmates tourne au vinaigre lorsque plusieurs soldats tentent d’envahir la scène. La suite de la séquence voit l’audience masculine investir la plateforme sur laquelle se trémoussent les danseuses. Les soldats débordent et occupent désormais un espace qui ne leur était pas destiné, traversant la frontière qui les sépare de leur convoitise, malgré le risque d’une chute dans le fleuve. Une autre étape figure l’aveuglement généralisé des forces américaines au Vietnam. Il s’agit de la scène psychédélique au centre du récit, où Willard et l’ex-surfeur Lance (Sam Bottoms) découvrent un point de passage laissé à l’abandon. Des soldats perdus y hurlent dans la nuit et tentent de prendre la fuite à tout prix, tandis que les lumières émanant des structures brinquebalantes transforment la séquence en véritable trip. L’ennemi y est invisible, et les soldats tirent aveuglément, espérant toucher un ennemi en mitraillant le noir de la nuit. Dans ces deux séquences, Willard se tient à l’écart et observe ses pairs se propager sur la scène puis se perdre dans l’obscurité : si la confusion initiale du capitaine s’est dissipée en suivant le chemin linéaire tracé par le fleuve, lui permettant de raccorder ses hallucinations de départ et de comprendre le monde qu’il traverse, c’est encore loin d’être le cas pour tout le monde. Au bout du voyage, le crâne du colonel Kurtz émergeant de l’ombre n’en semble que plus menaçant. Il apparaît à la fois comme l’incarnation physique de cet égo débordant qui aura hanté l’ensemble du film, mais aussi comme une monstruosité bel et bien consciente de la perdition générale. Et si Willard finit par tuer Kurtz malgré la tentation divine qu’offre l’éventualité de prendre sa place, le capitaine finira par redescendre humblement le fleuve, laissant derrière lui la même statue de pierre en surimpression qui se dressait durant l’ouverture du film. Le final cut d’Apocalypse Now est aussi cette scission terminale qui sépare Willard de ce visage de pierre observant son départ. En attendant de le retrouver en remontant à nouveau le fleuve ?