« I love you Peggy Sue, with a love so rare and true
Oh Peggy, my Peggy Sue »
Buddy Holly
« Si Buddy Holly avait filmé sa Peggy Sue, il ne l’aurait fait autrement » : Louis Skorecki écrit cette phrase, en 2005, dans un texte court publié dans Libération à l’occasion de la rediffusion sur une chaîne du câble de Peggy Sue s’est mariée. La comparaison entre Coppola et Buddy Holly peut surprendre si l’on considère l’œuvre du cinéaste à partir du Parrain ou d’Apocalypse now, mais elle s’avère en revanche parfaite pour le Coppola plus intime des années 1980. Les films de cette période, d’Outsiders à Peggy Sue, tracent une ligne d’une cohérence remarquable : tout en refaisant le cinéma d’avant (celui de Nicholas Ray, par exemple, dans Outsiders), ils mettent en scène la jeunesse des années 1980, révélant une nouvelle génération d’acteurs, parmi lesquels Matt Dillon, Tom Cruise, Patrick Swayze, Mickey Rourke, Nicolas Cage… À travers eux, comme à travers Peggy, Coppola chante l’immense nostalgie qui l’habite : celle du cinéma et de sa propre jeunesse. Les deux se confondent dans Peggy Sue, qui raconte à la fois le retour d’une femme mûre – Peggy Sue Bodell (Kathleen Turner) – vers le temps de son adolescence et la création par le cinéaste d’un espace-temps qui a valeur de refuge : une petite ville américaine du début des années 1960, pour laquelle Coppola demande à son décorateur, Marvin March, de repeindre l’herbe en vert. Peggy Sue, c’est donc lui : un Coppola secret, pudique, dont la voix discrètement mélancolique reste intacte trente-cinq ans après la sortie du film. Cette mélancolie se niche dans des détails qu’il faut décrire, tant ils témoignent de l’incroyable soin qui a été mis dans le film.
Le ravissement de Peggy
Dans la scène de bal qui ouvre le film, Peggy (Kathleen Turner) retrouve ses anciens copains de lycée pour une soirée de gala au cours de laquelle elle sera élue reine, comme à ses plus beaux jours. Vingt-cinq années se sont écoulées depuis la fin du lycée, mais des photos en noir et blanc accrochées un peu partout semblent nier le passage du temps. Présent et passé sont indistincts : ni Peggy, ni son mari Charlie (Nicolas Cage) n’ont pris de l’âge. Kathleen Turner (32 ans à l’époque) est trop jeune pour le rôle et Nicolas Cage n’a que 22 ans alors que Charlie a dépassé la quarantaine. Le maquillage le vieillit artificiellement, mais il est clair que Coppola ne vise pas le réalisme : le lieu du bal n’existe pas plus dans Peggy Sue que celui de Lol V. Stein dans le roman de Marguerite Duras, c’est une plage de temps intime, hantée par la disparition d’un amour. Idéalement, il faudrait que tout soit comme avant, comme sur les photos en noir et blanc devant laquelle Carol (Catherine Hicks), une amie de Peggy, prend la pose. Dans cette galerie de photos, Peggy s’arrête devant Michael Fitzsimmons, un beau ténébreux dont elle fut amoureuse autrefois. Le portrait en pied du jeune homme occupe une partie du cadre, tandis que dans l’autre partie, Peggy et ses anciennes copines de lycée plaisantent comme des ados. Le temps que le bal va ressusciter ne fera pas seulement la jonction entre ces deux images, il fera aussi revenir l’absent du bal : ce Fitzsimmons idéalisé, devenu depuis écrivain – et logiquement absent parce que son rêve de consécration littéraire s’est pleinement réalisé, tandis que ceux de Peggy et de son mari, Charlie, ont échoué (leur couple bat de l’aile). La mélancolie du regard de Coppola est ici ténue, à peine soulignée : ni Peggy, ni son mari Charlie ne participent au bal pour revivre leurs vingt ans. L’irréalité de cette fête d’anciens du lycée a effacé le temps : vingt-cinq années ont passé comme quelques mois, les visages n’ont pas été abîmés, c’est encore le souffle de jeunesse qui les traverse. Lorsque les musiciens reprennent le fameux thème de Peggy Sue de Buddy Holly, à un instant qui est celui de la consécration de Peggy en tant que reine du bal, le présent se confond définitivement avec le passé. Magie de la musique, qui n’a rien à voir avec la nostalgie mais impose plutôt le passé d’une sensation (Peggy a déjà été reine, autrefois) dans l’ici et maintenant du bal. L’expérience est tellement brutale que Peggy s’effondre, perd connaissance.
Le souvenir d’une étreinte
Il suffira ensuite de rouvrir les yeux pour remonter le temps. Chez Coppola, le voyage temporel, à l’opposé de celui de Zemeckis dans Retour vers le futur, ressemble à une rêverie ; le temps traverse ses personnages bien plus qu’ils ne le traversent. Loin de profiter du paradoxe temporel, Peggy revit ses dix-huit ans avec toute la naïveté de l’adolescence, elle s’émerveille une deuxième fois devant un concert de Charlie et de son groupe – qui miment plus ou moins bien Dion & The Belmonts. Elle ressuscite aussi Michael Fitzsimmons pour vivre avec lui une nuit d’amour romantique qui marquera la seule modification de son histoire : au moment de s’abandonner à lui, elle reconnaît, lucidement, qu’il s’agit d’un rêve. L’étreinte ne dure pas plus longtemps que celles qu’on a vues précédemment, dans une séquence magnifique où Peggy éprouve le besoin de serrer dans ses bras sa petite sœur en revenant pour la première fois dans la maison de son enfance. Les étreintes ne durent pas dans Peggy Sue car ce sont des souvenirs d’étreinte. C’est par là que le film touche à quelque chose de profondément intime : il fait écho rétrospectivement à Twixt, autre grand film de fantômes et d’étreintes placé sous le patronage d’Edgar Poe.
Un hasard tragique a voulu qu’au moment où Peggy étreint sa petite sœur, incarnée par Sofia Coppola, le cinéaste perdait l’un de ses fils – Gian-Carlo, mort accidentellement en 1986, année de sortie de Peggy Sue s’est mariée. Il n’est pas impossible d’imaginer que l’étrangeté bouleversante de cette étreinte – Kathleen Turner serrant dans ses bras la propre fille du cinéaste – et l’immense mélancolie qu’elle fait naître (comme si Peggy avait perdu cette petite sœur) font affleurer pour la première fois le thème de la perte qui traverse les grands films qui suivront, de Dracula jusqu’à Twixt. Ce que Coppola comprendra de lui-même à travers ses propres films et ce que l’on comprendra de lui bien plus tard, à travers les films de sa fille (Somewhere surtout), Peggy le sait déjà dans le monde de 1960 où elle a atterri, un soir de bal. Son voyage dans le temps la conduit à un apprentissage de la lucidité : ce qui compte, c’est l’éveil, le retour dans le présent et le constat – simplement humain (et il faut être un très grand cinéaste pour parler si simplement des hommes) – d’un lien indéfectible, que le temps n’a finalement pas abîmé. « J’ai fait une étrange expérience, avoue-t-elle à Charlie quand elle se réveille, j’ai repris le chemin du lycée et j’étais presque tout le temps avec toi. »