La sortie en DVD/BR ainsi qu’en VOD d’une nouvelle version du Parrain 3e partie, baptisée Mario Puzo’s The Godfather, Coda : The Death Of Michael Corleone, invite à redécouvrir le chef‑d’œuvre encore mal aimé de Coppola, mais aussi à remettre en question les choix d’un remontage qui a tout d’une fausse bonne idée.
Il faudrait un jour écrire un livre sur la manière dont un personnage peut disparaître au cinéma, qu’il s’échappe discrètement d’un film, s’évapore brutalement ou soit ravalé au détour d’un raccord. Dans cette petite histoire spectrale des formes cinématographiques, une page serait sans doute consacrée à la figure de Kay (Diane Keaton), l’épouse de Michael Corleone (Al Pacino), qui constitue l’un des fils secrets de la trilogie du Parrain de Francis Ford Coppola. C’est après tout sur elle que s’achève le premier volet : elle observe de loin, avec une pointe d’inquiétude, son mari prendre définitivement ses fonctions comme chef du camp Corleone, avant qu’un garde du corps ne s’interpose et referme sur elle la porte du bureau. C’est que ce chapitre inaugural raconte l’histoire d’un enfermement, celui de Michael, inexorablement ramené au cœur d’une fratrie et d’un milieu avec lesquels il voulait prendre ses distances. Kay, dans cette perspective, s’inscrit dans un jeu savant entre le dehors et le dedans d’un cadre que, peu à peu, occupe son futur mari. Par exemple, dans la scène où Michael apprend au téléphone la tentative ratée d’assassinat de son père. À l’extérieur de la cabine téléphonique, Kay est déjà dehors, et son exclusion est redoublée d’une striure qui efface son visage et augure la première séparation du couple, quelques années avant leur mariage.
Michael a toujours ambitionné d’expurger la Famille du mal qui l’habite, au risque de perpétuer sa violence ancestrale et même de la détruire. D’où que chaque film s’achève sur une épuration à grande échelle (le massacre simultané de traîtres et d’ennemis), et prolonge un conflit entre les tentatives réformistes de Corleone et la pulsion primale qui coule dans ses veines, « this Sicilian thing that’s been going on for 2000 years » contre laquelle Kay s’emporte dans Le Parrain, 2e partie. Kay, justement, incarne plus que quiconque cette tension entre la force centrifuge du milieu et l’aspiration de Michael au dehors. Le deuxième volet répète ainsi sa disparition, par une porte la condamnant cette fois-ci à rester au seuil de la demeure familiale, loin de ses enfants et de son ex-mari. D’un film à l’autre, la prisonnière est devenue paria ; le premier film l’emmurait, le deuxième la rejette. Et Kay de s’affirmer comme le diapason de l’évolution de Michael, en même temps qu’un relais du regard que le spectateur porte sur lui – le dernier plan du Parrain est après tout également un regard-caméra. C’est sur le spectateur lui-même que le film se rabattait.
Le Parrain, 3e partie inverse radicalement ce paradigme, en cela que la continuité des deux plans évoqués n’est pas assurée dans une scène de séparation entre Michael et Kay, mais au contraire au moment de leur réunion. Kay n’est d’abord qu’un reflet, qui s’imprime sur une photo du passé. Si elle reste toujours surcadrée, le visage coupé en deux, le mouvement originel du plan est toutefois renversé par le déplacement interne du personnage, de la droite vers la gauche, comme en lointain écho au couperet de la porte, de gauche à droite, qui par deux fois l’a effacée. Idée doublement bouleversante : après en avoir été chassée, Kay se réinsère dans le cadre (et, plus loin, dans la Famille), mais en tant que fantôme. Elle est, dans tous les sens du terme, une revenante.
Estropié
Si l’on insiste sur ce plan et sa généalogie, c’est parce qu’il témoigne de la splendeur de ce troisième volet du Parrain, film mal compris à sa sortie, et que ce nouveau montage « Coda » ambitionne maladroitement de réhabiliter. Coppola, en remettant l’ouvrage sur le métier, a commis un impair, et plus encore fait courir le risque à son film, on le répète, magnifique, de disparaître encore un peu plus dans les limbes, escamoté – en partie – de ce qui fait sa suprême beauté. Au-delà de quelques détails anodins, les changements significatifs sont au nombre de trois : au début, au milieu, et à la fin. L’un est relativement mineur, sans être négligeable. Il s’agit de la courte scène où le perfide Don Altobello (Eli Wallach) vient rendre visite à Michael à l’hôpital, qui dans la version originale redouble la coupure du film en son milieu, entre la moitié new-yorkaise et l’autre, sicilienne. On peut questionner la légitimité de cette retouche : si Coppola a visiblement voulu resserrer son récit en se débarrassant d’une scène de prime abord dispensable, ce choix apparaît tout de même contraire au sens de cette nouvelle mouture, qui joue sur la dimension symétrique de la trilogie et des multiples reflets qui la jalonnent. Dans la version d’origine, la scission en deux du montage était redoublée ironiquement par une fausse alliance, une poignée de mains entre des ennemis cachant leur jeu, et une promesse : « en Sicile ». Ce que le film gagne en stricte efficacité de la narration, il le perd en nuances.
Mais c’est à deux autres endroits que l’on peut parler, sans détour ou excès de précautions, de charcutage pur et simple. D’abord, l’introduction. Exit l’ouverture funèbre sur les ruines de la résidence du Lac Tahoe, mausolée laissé à l’abandon, et la cérémonie d’ordination en l’honneur de Michael, où se glisse, dans le montage, le souvenir de l’assassinat de Fredo. Dans un souci de mimétisme avec le premier volet, le film s’amorce sur la rencontre de Michael avec l’archevêque en charge de la Banque du Vatican, puis se poursuit avec la fête familiale consécutive à la cérémonie religieuse. Cette nouvelle introduction entérine la volonté d’inscrire plus nettement cette version Coda dans les pas des précédents volets. Or, Le Parrain, 3e partie n’a jamais tout à fait été un Parrain comme les autres, ce qui explique son semi-échec critique et public, mais fait aussi sa beauté singulière. Film-palimpseste, hanté de bout en bout, il est aussi le volet le plus sensible de la trilogie, porté notamment par un Pacino fatigué, dans un rôle de gangster assagi qui met en lumière la profondeur de son jeu. À l’impavidité de son interprétation dans le premier film et à la violence intériorisée et contenue du deuxième volet succède ainsi une douceur mâtinée de lassitude et de regrets. Corleone est un homme aux traits tirés qui a vécu sa vie et contemple autant ses accomplissements (ses enfants) que ses rêves déchus. En cela, ce troisième chapitre fait moins la part belle aux règlements de compte qu’à l’introspection, porté par un montage parsemé de trouées et de fantômes, où brillent des scènes (exemplairement, la confession terrassante de Michael dans un jardin) éloignées du tumulte de la Mafia.
Les limbes
Ensuite, la fin, raccourcie. Adieu le feuilleté de fondus qui sépare la mort de Marie (Sofia Coppola) de celle de son père, des années après. Dans la version d’origine, les deux morts sont reliées par une succession de fragments arrachés aux limbes : Michael passe des bras de Marie, au début du film, à ceux d’Apollonia, sa première épouse assassinée, puis enfin à ceux de Kay, lors de la fête qui ouvre le deuxième volet. Une suite de danses raccordées les unes aux autres qui voit Michael rajeunir puis vieillir de nouveau, jusqu’à ce que ses souvenirs s’estompent sur son visage ridé, au seuil de la mort, et que son corps vacille, enfin.
Coppola n’a gardé dans cette mouture que la première danse, qu’il fait fondre sur un plan d’ensemble de la demeure sicilienne de Michael. Cette fois-ci, le film s’achève sur son visage, et un carton (When the Sicilians wishes you « Cent’Anni »… it means « for long life »… and a Sicilian never forgets) fait office de conclusion d’une vie bien remplie. Ce dénouement n’est pas sans cohérence, mais il évince, à nouveau, la dimension de palimpseste que cultive le film, en retirant du montage les plans issus des deux premiers volets, ainsi que la mort à proprement parler de Michael, sa petite chute, vue de loin, qui n’est pas sans rappeler le trépas de Vito Corleone. C’est, quelque part, incompréhensible : ces retouches ont beau correspondre aux souhaits de l’auteur (Coppola a déclaré qu’il souhaitait déjà à l’époque ouvrir le film sur la négociation avec l’archevêque), elles vont contre le mouvement interne de l’œuvre, contre son ampleur et sa densité, contre sa pulsion mélancolique et la coulée du temps qu’elle figure.
Jusque dans son titre, « Coda », qui induit en musique la reprise conclusive d’une phrase suspensive, cette version va paradoxalement contre la déprise de son héros, Michael, et d’un film qui n’a jamais cherché la conclusion ferme et définitive, mais une note suspendue et tragique, résonnant à travers les âges, jusqu’aux oreilles d’un vieillard fatigué et prêt à mourir. Reste qu’en dépit de ces tripatouillages contestables, qui ciblent pourtant des points cardinaux du récit, le film n’a pas vraiment l’allure d’une véritable version alternative (contrairement à Apocalypse Now Redux, on n’y trouvera de toute façon aucun ajout). Alors, que faire ? Oublier la coda, dont le seul mérite est de rappeler où se trouve la force de l’œuvre, ne pas la laisser remplacer la version originale, et (re)découvrir ce très grand film qu’est Le Parrain, 3e partie.