« Il y a un film que je n’aurais jamais accepté si j’avais su ce qu’il me coûterait. […] Je rêve de ne pas avoir fait Jardins de pierre. Je n’aurais pas perdu mon fils ». Ce regret, Francis Ford Coppola l’exprimait encore en décembre dernier dans un entretien accordé au New York Magazine à l’occasion de la sortie du nouveau montage du Parrain, 3e partie. Regret d’autant plus marqué, ajoutait-il, que ce quinzième long-métrage fait partie de ceux qu’il dût tourner pour rembourser ses dettes, après l’échec retentissant de Coup de cœur en 1982 et la banqueroute du studio Zoetrope. Il n’en reste pas moins l’un de ses plus profonds et personnels, le réalisateur faisant sienne l’affliction de personnages aux prises avec l’absurdité d’une guerre dont la finalité même leur échappe. Jardins de pierre s’ouvre et se referme sur les derniers hommages rendus par l’armée américaine à un soldat dont la dépouille vient d’être rapatriée du Viêt Nam, en 1969. Ils pourraient tout aussi bien être adressés à Gian-Carlo Coppola, victime en plein tournage d’un tragique accident maritime à l’âge de 22 ans.
Au champ d’honneur
L’âge, à peu de choses près, de Jack Willow (D. B. Sweeney), l’engagé idéaliste pleuré par ses proches dès les premières minutes, qui ont pour cadre le cimetière national d’Arlington et ses interminables rangées de stèles blanches. Traversée de réminiscences, cette séquence convoque le souvenir d’Apocalypse Now, le trip sous LSD dantesque réalisé par Coppola huit ans plus tôt. Les visages de Sam Bottoms et Laurence Fishburne, qui y tenaient des seconds rôles, réapparaissent en gros plans. Une communication sur talkie-walkie et les vrombissements d’un hélico se font ensuite entendre, parasitant la partition élégiaque, à mesure que glisse sur les tombes un travelling dont la lenteur rompt délibérément avec les outrances de la Palme d’Or de 1979. Jardins de pierre est une méditation sur une guerre subsistant à l’état d’échos et de traces dans la trame même de l’image. Sa retenue et sa concision font de la mise en scène l’équivalent d’un travail de deuil, qui consiste aussi à réordonner des vies amputées par la perte. La circularité du récit, qui reprendra à sa toute fin la scène initiale des obsèques, confirme que sa visée est avant tout d’élucider le mystère de cette pantomime à laquelle se livrent des militaires apprêtés comme des figurines et privés de théâtre d’opération : des « soldats d’opérette » chargés d’accomplir des rites funéraires d’un hiératisme impeccable.
Le film, tout en s’inscrivant dans sa continuité, introduit donc un contraste avec Apocalypse Now, dont il constitue moins le « contrechamp » que le « codicille », selon la distinction proposée par le critique Jean-Baptiste Thoret dans le supplément du Blu-ray édité par Carlotta. Il occupe également une place à part dans la série de films que Coppola tourna à la même époque, tous hantés par la nostalgie d’un âge d’or supposé, celui des fifties. Dans Jardins de pierre, il est déjà trop tard, l’action se déroulant entre 1966 et 1969, années marquées par d’amères désillusions. L’innocence n’est ici ni perdue (Outsiders) ni retrouvée (Peggy Sue s’est mariée), mais bel est bien sacrifiée, sous les traits de Willow, recrue pressée de quitter son régiment d’infanterie de « planqués » pour le champ de bataille. Les efforts du sergent Clell Hazard (James Caan) pour l’en dissuader seront vains. Un père (de substitution) perdra un fils (pour la seconde fois, le premier lui ayant été ôté par son divorce), et avec lui sa seule chance de rédemption. À défaut de pouvoir aguerrir des bataillons entiers, il espérait sauver « au moins un » soldat, en le faisant bénéficier de son expérience de vétéran ayant servi à deux reprises au Viêt Nam.
La tombe du soldat inconnu
Cette guerre, le spectateur ne la verra jamais, si ce n’est sur les téléviseurs des salons, où ses images contaminent l’intimité de personnages qui se définissent exclusivement en fonction de cette grande absente. Jack désire y combattre par sens du devoir ; Clell la condamne pour des raisons moins idéologiques que stratégiques, considérant qu’elle ne peut être gagnée ; Samantha (Anjelica Huston), la journaliste du Washington Post avec qui Clell vient de débuter une relation, y est opposée par pacifisme. Leur romance témoigne d’ailleurs de la réconciliation à laquelle semblent aspirer des Américains de bords politiques différents. Une autre histoire d’amour, celle qui se noue entre Jack et Rachel (Mary Stuart Masterton), sera interrompue par l’annonce d’un exercice de manœuvres qui ne laisse au jeune homme que le temps de faire une furtive proposition en mariage.
Jack se retrouve alors jeté dans un simulacre de guerre, qui n’est que la répétition – au sens de générale – de la tragédie en cours et à venir à l’autre bout du monde. Mais répétition aussi au sens premier de réitération. La sagesse attendue des aînés est un leurre, Clell faisant preuve de la même cécité que son jeune protégé : il demande Samantha en mariage après avoir pris la décision de repartir pour le Viêt Nam, dont elle refuse de « prononcer le nom », autant par colère que par superstition. Le sergent croit encore pouvoir « faire une différence », « là où ça compte », alors que son redéploiement expose sa future femme au risque de devenir veuve à son tour. Reste le rituel funéraire, lui aussi répété, dans les deux acceptions du terme. Reproduit à l’identique et pourtant à chaque fois unique, il s’est chargé entretemps d’une signification douloureuse : le soldat inconnu a désormais un nom, une histoire, et un film pour mausolée.