Avec ce film composite, à part dans son œuvre tant il embrasse de genres a priori éloignés, de la comédie au thriller en passant par le film musical, Kiyoshi Kurosawa brouille les pistes en proposant un portrait de femme en plus d’une fable angoissée et d’une réflexion sur sa propre démarche. À l’instar de Seventh Code, dans lequel il parachutait son héroïne en Russie, le cinéaste japonais suit ici une présentatrice de télévision nommée Yoko (Atsuko Maeda), partie avec son équipe tourner un reportage en Ouzbékistan. En tant que femme évoluant dans un univers masculin, étrangère dans un pays aux coutumes très différentes du sien, Yoko est d’emblée présentée comme un personnage qui ne sied guère à son environnement. Elle ne parle pas la langue et détonne par son apparence juvénile (un forain, croisé pour l’émission, la désigne invariablement comme « l’enfant »).
Son voyage au bout du monde se résume de prime abord à exécuter, pour les besoins du tournage, une série d’épreuves tout en gardant le sourire : ici une spécialité locale servie crue faute d’un four opérationnel, là des tours de manège répétés qui finissent par la rendre malade, ailleurs une promenade dans un marché si bondé qu’il apparaît hostile. Cette manière de s’accommoder de l’imprévu, de changer ses plans au dernier moment, de se demander sans cesse combien de minutes de rushs semblent exploitables, renvoie au propre film de Kurosawa qui, s’il conserve la rigueur formelle de ses précédentes réalisations, témoigne d’une volonté nouvelle de mettre en scène l’envers des images. Cette tendance se double d’une réflexion sur la création lorsque sont évoqués les animaux mythiques que Yoko et son équipe cherchent en vain : le bramul, un poisson de deux mètres de long qui vivrait dans le plus grand lac du pays, et le markhor, sorte de bouc aux cornes torsadées qui peuplerait les montagnes ouzbèkes. Filant cette métaphore de l’art comme quête d’un idéal si inatteignable qu’il implique de regarder in fine ce qu’il y a devant soi, Au bout du monde se conclut en ce sens sur les retrouvailles entre son héroïne et une chèvre, tout à fait ordinaire, qu’elle a libérée un peu plus tôt.
Face au danger
Outre ce retour au réel auguré par les aléas d’un tournage et l’absence d’éléments fantastiques, le fil du récit confronte Yoko à des peurs plus viscérales. Prise de panique dans les deux premiers tiers du film, elle prend constamment la fuite jusqu’à sortir des sentiers battus. Lors de ces séquences anxiogènes, le cinéaste retrouve toute l’intensité qui constituait ses œuvres les plus abouties, parmi lesquelles Kaïro, où les personnages tentaient d’échapper à des spectres venus d’ailleurs. Mais ici, l’étrangeté de ces virées quasi-fantastiques se déploie dans un cadre pour le moins prosaïque. La peur est avant tout en Yoko, si bien que l’une de ses longues échappées se termine par un retour abrupt vers l’ordinaire : la jeune femme se terre sous un pont minuscule, quand surgissent les bottes de deux policiers, occasion d’un jump scare dérisoire. Ces séquences poursuivent d’ailleurs le travail du cinéaste sur la mise en scène de l’espace. D’une part car elles se développent selon une logique de saturation puis d’épuration soudaine d’un seul et même cadre (cf. le raccord qui passe de la foule du marché à une ruelle vide et sombre). D’autre part car la trajectoire de Yoko figure une tentative d’appropriation de l’espace sans cesse empêchée : entravée, ballottée, secouée ou contestée à l’extérieur, elle finit par trouver refuge entre les murs de sa chambre d’hôtel, où une plongée la montre seule, allongée sur le sol.
Le dernier tiers du film semble cependant rebattre les cartes de cette terreur existentielle et spatialisée. Après avoir pris conscience de la part irrationnelle de son comportement à la suite de son arrestation par la police, Yoko fait face à un danger aussi immédiat qu’il survient à distance : une raffinerie est en feu à Tokyo et de nombreuses victimes sont à compter parmi les pompiers, dont potentiellement son fiancé. Le parallèle entre cette tension soudaine et l’angoisse diffuse de la première partie se fait là encore par le truchement d’images rapportées. Yoko a été poursuivie et arrêtée par la police pour avoir filmé un site interdit à l’aide d’un petit caméscope, puis apprend la catastrophe japonaise par l’entremise d’un reportage télévisuel. L’insécurité naissant des images tournées par la jeune femme trouve un écho à une échelle plus globale, dans la diffusion d’une catastrophe réveillant le traumatisme de tout un pays (l’héroïne croit d’abord à un nouvel accident nucléaire). Car si elle peut surgir d’une étrangeté immédiate autant que d’images lointaines qui rappellent chacun à sa propre solitude, la peur chez Kurosawa émerge avant tout du rapport conflictuel qu’un corps peut entretenir avec le monde qui l’entoure. Ce n’est qu’au bout de celui-ci, au sommet d’une montagne, que Yoko apparaîtra enfin apaisée.