En parallèle de la sortie en salles des Amants sacrifiés, retour sur le rôle que jouent les nombreux traumas dans le cinéma hanté de Kiyoshi Kurosawa.
Pour s’orienter dans l’œuvre protéiforme de Kiyoshi Kurosawa, on peut revenir au début du méconnu Eyes of the Spider. Dans les premières minutes de ce film de vengeance, le spectateur est plongé sans ménagement dans un déluge d’agressions graphiques et formelles. Une scène de lynchage se téléscope avec l’apparition de souvenirs traumatiques, ceux de la découverte par le tortionnaire du corps sans vie de sa fille. Par le truchement d’un montage alterné, l’explosion anarchique des affects liés à l’apparition du cadavre se redéploie dans la débauche de brutalités que l’homme fait subir, six ans plus tard, à celui qu’il pense être l’assassin. À l’intérieur de ce magma d’images-choc se dégage un plan en forme de stase : légèrement débullée, la caméra filme au premier plan la tête du père tandis que le corps de sa fille est embarqué dans une ambulance ; adéquatement placé par le metteur en scène, le linceul semble pénétrer le cerveau du père. Le montage heurté, juxtaposant les temporalités dans un désordre total, apparaît ici comme la conséquence immédiate du traumatisme, qui semble dérégler la psyché du héros en même temps que le film lui-même. Ce surgissement de violence est d’autant plus sensible qu’il a lieu in medias res, de sorte que le film se situe d’emblée dans ce que la psychanalyse appelle une temporalité de « l’après-coup », qui porterait dans sa déstructuration les marques du trauma.
Eyes of the Spider (1998)
Un crime dans la tête
Traduit par Lacan sous le nom « d’après-coup », le terme de Nachträglichkeit a été introduit dans la nosographie freudienne pour montrer que la temporalité psychique ne suit pas une progression linéaire. Un événement apparemment anodin et rapidement refoulé peut se charger d’une force traumatique lorsqu’il est réactivé par une situation plus tardive et sans rapport. On peut ici reprendre à notre compte les intuitions de Dominique Rabaté sur l’esthétique de l’après-coup, en notant que chez Kurosawa, le film se fait « chambre de résonance ou d’écho » d’une scène originelle dont la mise en scène donnera une « figuration problématique ». La confrontation aux fantômes, aux meurtriers, mais aussi à des crises personnelles apparemment anodines (par exemple, un licenciement dans Tokyo Sonata), prend la forme d’images à la signification mystérieuse, derrière lesquelles surgit le souvenir d’un traumatisme collectif que les films de Kurosawa évoquent chacun à leur manière : les bombardements alliés de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Diane Arnaud note à cet égard que la dissolution des suicidés en grandes taches noires et le crash final d’un avion dans Kaïro, dont la lumière aveuglante envahit tout l’écran, rejouent sur un mode métaphorique l’image traumatique de la destruction d’Hiroshima par les bombardiers américains – également évoquée dans Charisma, avec son arbre en forme de champignon atomique. Un principe d’équivalence entre drame intime et collectif qui trouve son illustration la plus nette à la fin des Amants sacrifiés. Lorsque l’institut dans lequel l’héroïne est enfermée se fait bombarder par les forces américaines, celle-ci s’effondre dans un torrent de larmes, trouvant dans le décor supplicié une surface de projection pour son esprit tourmenté.
Charisma (1999)
Pour filmer ce monde traumatisé dont les repères auraient disparu, Kurosawa a eu souvent recours à un montage juxtaposant des séquences disparates. Nous notions par exemple, à propos de Cure, que l’entretien inaugural de Fumie avec son psychiatre, puis la présentation de l’inspecteur Takabé dans les toutes premières minutes du film, étaient entrecoupées par l’apparition soudaine d’un individu parti assassiner une prostituée. Si Kurosawa insiste sur des motifs assurant la cohésion d’un plan à l’autre (le sang qui s’écoule de la baignoire où se lave l’assassin est prolongé par les éclats écarlates du gyrophare de Takabé), les trois scènes prises successivement ne suivent pas une progression linéaire.
Au tournant des années 2000 – 2010, la nécessité de se tourner vers une nouvelle économie basée sur des projets plus ambitieux et coûteux n’empêche pas Kurosawa d’accentuer son goût des assemblages hétérogènes. D’abord, en s’inscrivant dans des genres différents (la chronique familiale dans Tokyo Sonata ou le road-movie dans Vers l’autre rive) servant d’écrin à l’accumulation de micro-récits. Ensuite, en embrassant le format du drama qui permet de radicaliser la segmentation de ses scénarios en épisodes autonomes. Sorti en France au cinéma mais diffusé au Japon sous la forme d’une série en cinq épisodes, Shokuzai s’avère d’autant plus intéressant qu’il démarre, à peu de choses près, comme Eyes of the Spider. Quatre petites filles rencontrent un jour celui qui en assassinera une cinquième, mais aucune ne parviendra à se souvenir de son visage. En dépit de ce refoulement, chacune rejouera cette rencontre traumatisante à partir de ses propres névroses.
Inégal, Shokuzai n’en reste pas moins porteur d’un projet passionnant : sonder, à travers quatre portraits contrastés, la manière dont la résurgence du trauma reconditionne le rapport de l’individu au monde. Le deuxième épisode, peut-être le plus rigoureux, se consacre au personnage de Maki, une jeune enseignante dont la première image, à l’âge adulte, nous est donnée par l’entremise d’un miroir. Le visage effaré, probablement par le souvenir de son drame d’enfance, la jeune femme semble prisonnière des limites de la glace où elle se regarde. La mise en scène assimile ainsi la permanence du traumatisme à un motif formel (le surcadrage), dont la suite de l’épisode multipliera les variations. Tandis qu’elle pense trouver une forme de libération dans un cours de kendo, ses exploits sportifs sont par exemple filmés dans un plan zénithal qui circonscrit les limites de ses déplacements dans un vaste carré dessiné au sol. Lorsqu’un déséquilibré vient ensuite attaquer ses élèves à la piscine, la jeune femme perd son apparente maîtrise : retrouvant ses réflexes sportifs, elle abat le forcené à l’aide d’une barre en bois sous l’œil horrifié des enfants, reconduisant malgré elle la chaîne traumatique. Ultime coup du sort : elle finit par se faire frapper au visage le jour de son licenciement, puis meurt sur le coup, prisonnière d’une grande dalle de béton rectangulaire. Autrement dit, le traumatisme ressemble ici à une malédiction dont la forme va donner le la de la mise en scène.
Shokuzai : Celles qui voulaient oublier (2012)
Âmes perdues ?
Quel devenir pour les victimes traumatisées ? Avec l’irruption de la violence, quelque chose se perd : à la fin du prologue de Shokuzai, la mère de la victime arrive sur la scène de crime ; elle s’avance alors lentement vers un mur où se projette son ombre, avant de se coller à sa surface. Comme le cadavre gisant de son enfant (dont elle a reproduit la posture quelques plans plus tôt), le corps de la mère s’apparente à une masse inerte, perdant toute épaisseur à la manière d’un poids mort. Idée magnifique : les victimes sont envisagées comme des êtres privés d’intériorité, littéralement « évidés » et fondus dans la planéité de l’image cinématographique. Le traumatisme vient en somme retirer à la victime une partie d’elle-même, comme le résume un plan glaçant de Creepy : après avoir tué, un assassin sadique « range » les corps dans un sac sous vide dont il aspire longuement l’air.
Cinéaste-théoricien, Kurosawa piège ses personnages, simples simulacres navigant sur l’écran, dans des dispositifs réflexifs et éminemment carcéraux. Cette approche de la mise en scène n’altère pas pour autant la trajectoire existentielle des protagonistes. Le rôle central dévolu au traumatisme laisse entrevoir dans chaque film une trajectoire expiatoire, au cours de laquelle la libération prend la forme d’un abandon de soi dans le néant, cette grande nuit qui clôt ses films d’horreur des années 1990 – 2000. En parallèle se dessine toutefois une autre voie. Dans Vers l’autre rive, le long monologue d’un fantôme, revenu à la vie pour accompagner l’âme des défunts vers la paix intérieure, mettait en évidence que l’union avec le monde environnant supposait d’accepter le vide consubstantiel à chaque être. Afin de surmonter le poids de leur culpabilité, les personnages étaient ainsi amenés à faire corps avec la lumière, jusqu’à devenir des figures diaphanes. Geste théorique là encore, consistant à fondre les figures dans la lumière qui éclaire la pellicule de cinéma. Réalisé en même temps que les apocalypses de Cure, Charisma et Kaïro dont il serait une sorte d’envers, Licence to Live suit la progressive ouverture au monde d’un être longtemps reclus dans un vide intérieur, en l’occurrence celle d’un adolescent tout juste sorti d’un coma ayant duré dix ans. D’abord isolé au sein d’espaces gigantesques, le jeune homme se reconnecte peu à peu avec le monde qui l’entoure lorsqu’il entre en contact avec des animaux dans une ferme piscicole. Un plan magnifique, au milieu de ce film étonnant, synthétise ce mouvement d’adhésion au monde : allongé au premier plan, le jeune homme est précédé d’un cheval en train de brouter l’herbe tendre. Le cou de l’animal à l’arrière-plan et les cheveux noirs du jeune homme se confondent, comme si l’un embrassait l’autre, les corps des êtres vivants se présentant comme d’une seule et même chair. Le plan fonctionne à cet égard comme le négatif de celui d’Eyes of the Spider : la connexion entre premier et arrière-plan ne vise plus à mettre en scène l’irruption inévitable d’un traumatisme, mais à figurer au contraire une manière de se libérer de l’état de sidération qu’il génère.
Licence To Live (1999)