Invasion est la seconde adaptation par Kiyoshi Kurosawa de la pièce de théâtre Avant que nous disparaissions de Tomohiro Maekawa, après un premier film homonyme sorti il y a seulement quelques mois. La toile de fond scénaristique est en tout point la même : avant de déclencher une invasion de la planète Terre, des extraterrestres se font passer pour des êtres humains dans le but de mieux comprendre cette espèce qu’ils ne connaissent pas. Toutefois, là où Avant que nous disparaissions se jouait des genres et des tons, se permettant même par moments d’emprunter des allures de blockbuster américain à coup de gunfights et d’explosions, Invasion travaille la noirceur et l’épure, tout entier tendu à restituer la peur de voir disparaître ce qui constitue l’humanité.
« Tout commença par un léger malaise »
Le principe hérité des films d’invasions tendance Bodysnatchers, consistant à rendre invisible le remplacement des humains par une autre espèce, n’est jamais vraiment convoqué ici pour provoquer l’effroi, mais plutôt comme premier signe d’une catastrophe de grande ampleur contre laquelle rien ne serait possible. C’est en tous cas en ce sens que le voit Tatsuo, devenu le « guide » d’un extraterrestre, fonction consistant à lui fournir des cobayes à qui voler des « concepts ». Sous les traits d’un chirurgien prêt à disséquer l’âme humaine comme il le ferait d’un insecte, le nouveau maître du jeune homme se révèle peu à peu beaucoup plus inquiétant que les adolescents excités du précédent film, et ce d’autant plus qu’il s’avère impossible pour Tatsuo de rompre le pacte qui le relie à lui. Cette mission, acceptée à l’origine tant par frustration que par ignorance, laisse alors place à un gouffre de silence s’immisçant peu à peu entre lui et sa femme, Asako.
Comme souvent chez le réalisateur, il est ici avant tout question du couple. Dans Avant que nous disparaissions, le mari adultère était remplacé par un extraterrestre qui se révélait, après sa découverte de l’amour, plus aimable que l’original. Rien d’aussi plaisant n’existe dans Invasion, qui propose une situation autrement plus trouble. La possibilité de poursuivre un amour avec un collaborateur, même involontaire, aurait gagné à être plus approfondie, mais il faut reconnaître que ce moteur narratif offre un terrain fertile pour traiter la question chère à Kurosawa qu’est l’invincibilité de l’amour véritable face à toutes les menaces. Les surcadrages, art consommé chez le réalisateur de Vers l’autre rive, divisent l’appartement, le transformant tantôt en un labyrinthe au sein duquel le couple se perd, tantôt en cellule indivisible et coupée du monde permettant la reformation momentanée de leur union. On ne peut en dire autant des autres séquences du film, tant Invasion se ternit en dehors de l’appartement du couple, la faute à une exploration paradoxalement désincarnée de ses thématiques, là où le film se voudrait être une ode à l’amour comme résistance à toutes les tentatives d’uniformisation et de désincarnation.
« Ainsi commença l’invasion »
Éparpillé dans sa narration, s’appauvrissant à mesure qu’il s’étire, d’autant plus qu’il apparaît souvent entravé par un coût de production beaucoup plus étriqué que celui du précédent film, Invasion n’en est pas moins brillant, et ce n’est pas une surprise, à l’occasion de certains choix de mise en scène. En se permettant des plans plus longs et moins ouvertement narratifs, Kurosawa retrouve cette capacité à nous révéler ce qui se joue dans l’inconscient des personnages, par leurs simples déplacements au sein de décors qui donnent à voir un certain état de décrépitude du monde. Dans ce monde, l’argument fantastique ne sert alors pas de métaphore directe, mais plutôt de pressentiment, d’impression de quelque chose qui se joue entre les lignes, qui peut se ressentir, et qui occulte tout le reste dès lors qu’on le remarque. En cela, Invasion est certainement le film se rapprochant le plus, sans jamais l’égaler, du fascinant Kaïro (2001).
Sauf que dans Invasion, en plus de la catastrophe diffuse qui se révèle peu à peu sous la forme d’une tempête, apparaît une autre source d’angoisse, plus perverse : la prise de conscience d’avoir participé à la fin du monde sans véritablement se l’avouer, en étant l’acteur de sa propre déshumanisation. Asako perçoit ce malaise quand elle observe les signes de nervosité chez des personnes que rien ne relie en apparence. Ce pacte faustien qui les brûle de l’intérieur, alors même qu’ils s’y sont livrés volontairement, est d’avantage une manifestation du mal qui progresse que l’invasion extraterrestre elle-même. Les crises de culpabilité de Tatsuo du fait de sa collaboration, ou encore l’amnésie, la terreur, puis l’apathie de ceux qui se font subtiliser leurs concepts les plus intimes (parfois en s’offrant d’eux-mêmes pour ne pas rester à l’écart de ce qui est en train de se passer), fournissent autant de visions qui restent et qui hantent. S’incarne alors une terreur sourde, jamais spectaculaire, qui surgit subrepticement et qui glace, quand un père regarde à travers une vitre sa fille hurlant de terreur car elle ne le reconnaît plus. Cette fille, qui se mure par la suite dans le silence à mesure qu’elle perd ses concepts les plus fondamentaux et donc sa compréhension du monde, disparaîtra purement et simplement à l’occasion d’une ouverture de rideaux révélant subitement son absence, sans que personne ne semble vraiment la remarquer. C’est par des moments aussi effroyables que l’on se dit que, même dans ses films les moins convaincants, Kurosawa sait y faire pour mettre en scène la fragilité des êtres, le combat perdu contre la toute-puissance du néant, et surtout, la beauté des quelques actes désespérés destinés à le contrecarrer.